Dans l’un de ses derniers gestes comme premier ministre, Justin Trudeau a signé l’accord sur les terres titulaires des Haïdas, appelé « Big Tide Haida Title Lands Agreement ». Cet événement a marqué l’histoire : pour la première fois, le Canada a restitué des terres à une communauté autochtone à l’issue de négociations.
L’accord reconnaît l’autorité des Haïdas sur une grande partie de Haida Gwaii sous la forme d’un titre autochtone. Connu en haïda sous le nom de Chiix̲uujin/Chaaw K̲aawgaa, il ouvre un nouveau chapitre dans le combat mené depuis des générations par les Haïdas pour l’autodétermination sur leurs terres et leurs eaux. Beaucoup y voient un potentiel de transformation pour la nation haïda.
Je crains cependant qu’il marque davantage la conclusion symbolique d’un processus que son véritable tournant. S’agit-il d’une avancée majeure ? Oui, mais c’est « l’exception, pas la norme », comme le souligne le chercheur anishinaabe Riley Yesno.

Une décennie après le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation (CVR), qui a introduit la notion de « réconciliation » dans le débat public canadien, un fossé persiste : les efforts des non-Autochtones restent insuffisants et ne répondent pas aux exigences de la réconciliation.
Un regard critique sur le présent
En 2015, beaucoup de Canadiens non autochtones semblaient avoir compris les propos du juge Murray Sinclair : lui et ses collègues commissaires de la CVR ont conclu que « le génocide culturel » était sans doute la meilleure description de ce qui s’était passé.
On a pris conscience de l’importance de connaître l’histoire des peuples autochtones, d’écouter leurs récits, parfois difficiles à entendre, et de célébrer leurs artistes.
Mais on a oublié que la colonisation continue.
La description claire du système des pensionnats indiens par la CVR a mis en lumière l’histoire du pays et est devenue un point de ralliement pour le changement. Cependant, en 2019, lorsque l’enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées a montré que le Canada poursuivait un génocide, la réaction est restée limitée.
Hypothèses sur la prise de décision
Citoyens et gouvernements continuent d’éviter la question du pouvoir et de la souveraineté autochtones. En réduisant la réconciliation à une question culturelle et historique, on perpétue ce que la chercheuse Goenpul Aileen Moreton-Robinson appelle la « possessivité blanche ».
Selon elle, le colonialisme se légitime en créant une croyance qui naturalise la propriété européenne des terres et des eaux autochtones, au détriment des souverainetés autochtones.
Ses travaux concernent surtout l’Australie, mais Eva Mackey montre que l’Amérique du Nord connaît des dynamiques similaires : elles normalisent la concentration du pouvoir dans l’État colonial et marginalisent les peuples autochtones.
D’après une enquête, les Autochtones considèrent moins le gouvernement canadien comme légitime que les non-Autochtones, conséquence directe des systèmes coloniaux historiques, comme les pensionnats, et reflet de la réalité coloniale actuelle.
Pour surmonter cet obstacle à une vraie réconciliation, le gouvernement fédéral doit agir avec détermination. Les Canadiens non autochtones doivent aussi revoir leur conception du processus décisionnel
Lacunes en matière de sensibilisation
Un changement social reste nécessaire. La bonne nouvelle : la conscience des abus historiques, y compris les pensionnats, progresse, tout comme l’optimisme sur l’avenir de la réconciliation.
Les relations entre Autochtones et non-Autochtones semblent s’améliorer : près de 70 % des Canadiens considèrent que chacun peut contribuer à la réconciliation.
Cependant, des écarts persistent. 59 % des Autochtones estiment que les gouvernements doivent en faire davantage, contre seulement 36 % des non-Autochtones. Globalement, les données montrent une meilleure compréhension de la colonisation historique et de la nécessité d’agir.
Le gouvernement a semblé prêt à passer à l’action : Trudeau s’est engagé à mettre en œuvre les 94 appels à l’action de la CVR, suivi par plusieurs premiers ministres provinciaux. L’adoption par le Canada de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP) constitue aussi une étape majeure. Initialement opposé, le Canada a intégré la Déclaration dans sa loi fédérale en 2021, après son adoption par la Colombie-Britannique.
Cette loi offre aux peuples autochtones la possibilité de prendre l’initiative, car la Déclaration place l’autodétermination au cœur des droits autochtones. Une application fidèle donnerait aux peuples autochtones davantage de pouvoir sur leurs relations avec leurs terres et leurs eaux.
Saper la souveraineté
Le défi consiste à transformer cet engagement en actions concrètes. Les Canadiens affichent des intentions positives, mais hésitent à partager le pouvoir. L’État fédéral a accepté l’UNDRIP pour affirmer le leadership du Canada en matière de droits humains, mais ces normes exigent des changements structurels et un partage réel de la souveraineté, ce qu’Ottawa refuse.
Sheryl Lightfoot, universitaire anishinaabe et experte en droits autochtones, parle d’un « soutien sélectif », confirmé par les sondages.
Plus des deux tiers des Canadiens non autochtones n’ont pas participé à la Journée de la CVR, malgré une conscience croissante de la colonisation et un intérêt pour la réconciliation.

Peu de Canadiens savent quelles actions concrètes entreprendre : seulement 23 % portent un t-shirt orange, 4 % participeraient à une marche, et 2 % contacteraient leur député. L’engagement pour le changement reste fragile.
Les gouvernements suivent la même tendance : certains bloquent ou retardent les appels à l’action. L’application de l’UNDRIP stagne, freinant la promesse d’autodétermination des peuples autochtones.
La réconciliation a été largement redéfinie par l’État, les entreprises et la société : la « réconciliation économique » domine désormais, souvent au détriment du vrai partage de pouvoir. Les pressions pour exploiter les ressources reproduisent des logiques coloniales anciennes, visant à contrôler les terres, les eaux et les peuples.
Dans mon nouveau livre Settler Colonial Sovereignty, j’explore comment le désir « d’amélioration » a longtemps fait partie des objectifs moteurs et des discours légitimant le colonialisme de peuplement. Mais les appels actuels à une réconciliation économique semblent offrir peu de pouvoir réel aux peuples autochtones.
Les appels nationalistes à construire un Canada plus fort risquent de miner la réconciliation lorsqu’ils reposent sur une possessivité blanche. Ce n’est pas le comportement d’un partenaire, mais plutôt celui de quelqu’un qui croit détenir toute l’autorité.

Une voie à suivre
Même sous Trudeau, l’affirmation de l’autorité autochtone restait exceptionnelle : l’achat du pipeline Trans Mountain, l’usage de forces de police armées et la répression des défenseurs autochtones montrent les limites des promesses.
Malgré tout, des partenariats ont progressivement émergé, notamment pour la gestion environnementale et la revitalisation linguistique. Cette dynamique semble s’être arrêtée avec le gouvernement Carney.
Les services essentiels et la protection de l’environnement restent fragiles. Le gouvernement continue de prétendre soutenir les initiatives économiques autochtones, mais leur rôle reste limité. Les communautés connaissent leurs besoins et peuvent développer des projets si elles reçoivent un vrai partenariat.

Les peuples autochtones privilégient des projets régénérateurs dans le tourisme culturel, le biotourisme, l’enseignement des langues, l’éducation en plein air et les énergies renouvelables. Soutenir ces initiatives permet de préserver les responsabilités traditionnelles sur les terres, les eaux et les animaux, tout en créant des opportunités économiques durables.
Le commerce peut jouer un rôle important : les nations autochtones des Prairies cherchent à relancer des réseaux commerciaux anciens, interrompus par la frontière Canada–États-Unis, qui pourraient à nouveau circuler avec un soutien adéquat.
La reconnaissance longtemps attendue par le Canada du traité Jay, par exemple, pourrait considérablement stimuler une économie dirigée par les Autochtones, ce qui contribuerait également à rétablir les liens qui unissaient autrefois les nations autochtones par-delà les frontières.
Pour ce faire, il faut toutefois donner le pouvoir aux nations autochtones. La réconciliation est plus qu’une occasion de commémorer. Elle exige de considérer la souveraineté et l’autodétermination des Autochtones comme des éléments essentiels de la solution.

