Cet automne, le gouvernement Carney présentera un premier budget très attendu, dans un contexte d’incertitude économique, indissociable de la guerre commerciale entre le Canada et les États-Unis. Le ministre des Finances, François-Philippe Champagne, fait face à des choix fiscaux difficiles, notamment en raison de la hausse annoncée des dépenses militaires liée à notre engagement au sein de l’OTAN.
Comme tout nouveau budget se base en grande partie sur les budgets précédents, le gouvernement Carney ne peut partir d’une « page blanche » fiscale et doit tenir compte des choix effectués par le gouvernement Trudeau.
Un aspect fondamental et incontournable des legs fiscaux de l’ère Justin Trudeau est la hausse des dépenses sociales, produit direct de la création de nouveaux programmes et de l’expansion de mesures existantes au cours de la dernière décennie.
La plus grande expansion de l’histoire canadienne ?
À son arrivée au pouvoir, fin 2015, le gouvernement Trudeau a renversé une tendance lourde. Les dépenses fédérales diminuaient depuis 1990. Or, lors du mandat majoritaire de Justin Trudeau (2015-2019), les dépenses de programmes fédérales sont passées de 13,3 % à 15,5 % du PIB. Elles ont atteint 17,5 % en 2023-2024.
Cette augmentation des dépenses publiques est plus importante que celle réalisée par son père, Pierre Trudeau, bien que l’on considère généralement les années 1960 et 1970 comme la période principale d’expansion de l’État-providence canadien.
Plus concrètement, la hausse des dépenses durant les années Justin Trudeau reflète des changements majeurs à plusieurs programmes sociaux.
D’abord, le gouvernement Trudeau a bonifié les trois grands programmes fédéraux de retraite (le Régime de pension du Canada, le Supplément de revenu garanti et la Sécurité de la vieillesse). Du côté de la politique familiale, il a créé la Prestation canadienne pour enfant, ce qui a significativement augmenté la valeur des prestations familiales fédérales (la prestation moyenne par enfant passant de 3790$ en 2014 à 6470$ en 2017).
Il a aussi créé un programme national de garderies, en collaboration avec les provinces (30 milliards sur 5 ans), une première expansion fédérale majeure dans le domaine alors que le Canada a longtemps été à la traîne dans le développement des services publics de garde d’enfants.
Du côté des politiques de l’emploi, le gouvernement Trudeau a augmenté significativement les prestations offertes aux travailleurs à faibles revenus en créant la Prestation canadienne pour les travailleurs et en annulant les coupes effectuées par le gouvernement Harper à l’Assurance emploi.
Enfin, le gouvernement s’est démarqué avec deux autres politiques sociales majeures: la Stratégie nationale sur logement et le Régime canadien de soins dentaires. La première a marqué le retour du gouvernement fédéral dans le logement social. Elle représente une hausse de 30 % des dépenses fédérales par personne en matière de logement social et d’itinérance. La seconde devrait couvrir 9 millions de personnes auparavant non assurées pour leurs soins dentaires de base, pour un coût de 13 milliards sur 5 ans.
Les transferts aux personnes sont ainsi passées de 76 à 112 milliards $ entre 2014 et 2023. Il s’agit d’un élargissement significatif dans le domaine des politiques sociales qui ne peut être réduit aux dépenses encourues pendant la pandémie de COVID-19, alors que les expansions majeures mentionnées plus haut sont survenues avant et après la pandémie.
Comment le PLC s’est transformé en parti de gauche
Pourquoi le Parti libéral du Canada (PLC) de Justin Trudeau a-t-il mis de l’avant une expansion aussi importante des politiques sociales ? Selon nous, l’explication réside dans l’alignement des intérêts électoraux, des institutions et des idées politiques.
Le programme du PLC s’est déplacé vers la gauche pour ressembler de plus en plus à la plateforme du Nouveau Parti Démocratique (NPD), en 2015, afin de reconquérir les votes perdus à gauche au cours des élections précédentes. En effet, durant les années 2000, le PLC a perdu des votes aux mains du NPD à chaque élection, jusqu’à sa défaite électorale de 2011, alors que le NPD formait l’opposition officielle. Avec seulement 34 députés élus, les Libéraux ont dû se réinventer pour reprendre les votes perdus aux autres partis.
La politique sociale était un terrain de compétition évident entre le NPD et le PLC. Pour regagner la confiance des électeurs passés au NPD, le PLC s’est positionné plus à gauche que celui-ci à l’élection fédérale de 2015. En faisant accepter publiquement l’idée que le financement de ses promesses en matière de logement, d’infrastructure et de politiques sociales nécessite des déficits à court terme, il a dépassé le NPD par la gauche. Ce dernier, sous la direction de Thomas Mulcair, promettait d’équilibrer le budget immédiatement. Dans l’ensemble, cette compétition pour gagner des votes de la gauche a produit une dynamique expansionniste, favorisant les promesses libérales en matière de politiques sociales.
La période de 2020-2021 est marquée par la hausse des dépenses publiques en réaction à la COVID, hausse que le NPD a soutenue. Après l’élection de 2021, libéraux et néo-démocrates ont conclu une entente de soutien et de confiance, en vertu duquel les libéraux ont obtenu la garantie d’une stabilité en échange de progrès sur un certain nombre de priorités néo-démocrates. Les libéraux se sont ainsi engagés sur la voie d’une nouvelle expansion des politiques sociales, nécessaire pour maintenir leur pouvoir.
La présence du Bloc québécois à la Chambre des communes demeure aussi un facteur important. D’une part, le Bloc constitue le principal concurrent électoral du PLC au Québec. Les électeurs bloquistes partagent avec les néo-démocrates et les libéraux une vision favorable des politiques sociales et du rôle de l’État, tout en étant beaucoup plus attachés à l’autonomie du Québec que les libéraux.
Cela pousse le PLC à rivaliser directement avec le Bloc sur les questions de politiques sociales et de redistribution. D’autre part, le Bloc détient de nombreux sièges dans les régions rurales et les banlieues, qui sont souvent des bastions conservateurs dans le reste du pays. Tant que le Bloc conserve ces sièges, les libéraux évitent de perdre un nombre important d’électeurs sur leur flanc droit au profit des conservateurs, comme cela se produit ailleurs au pays. Ainsi, la présence du Bloc renforce la dynamique expansionniste, les libéraux cherchant à séduire les électeurs bloquistes à coup de promesses sociales, notamment dans le domaine des retraites.
Bien que l’impulsion principale puisse être trouvée dans ces dynamiques électorales, deux autres facteurs sont déterminants.
D’abord, l’expansion des politiques sociales au niveau fédéral a été facilitée par l’existence d’un déséquilibre fiscal. Le gouvernement fédéral dispose d’une marge de manœuvre budgétaire importante, même après une décennie de déficits, ce qui lui permet de financer l’expansion des politiques sociales par endettement plutôt que par des hausses d’impôts. Pour un parti qui s’appuie sur un électorat plus éduqué et à revenus élevés, c’est un avantage politique considérable : il peut mettre en place de nouveaux programmes sociaux sans avoir à augmenter les impôts des Canadiens. Par ailleurs, ce déséquilibre fiscal limite la capacité des provinces à développer leurs propres politiques sociales, alimentant ainsi la demande pour des initiatives fédérales en réponse à l’inaction des provinces.
Ensuite, les pressions partisanes en faveur de l’expansion ont été relayées par un milieu bureaucratique et politique dont les idées ont évolué, passant de la restriction budgétaire néolibérale à la lutte contre les inégalités et à la stimulation de la demande. L’accent sur l’austérité budgétaire a été abandonné à la suite de la crise financière de 2008 et de ses conséquences négatives, observées partout en Occident.
Les décideurs ont élargi leur vision de la politique budgétaire et fiscale pour inclure des objectifs tels que la stimulation de la demande, la réduction des inégalités et la lutte contre les changements climatiques, comme le souligne Fiscal Choices de Michael Atkinson et Haizhen Mou. La stratégie postpandémique du gouvernement fédéral, résumée dans le discours du Trône de 2020 et ses engagements en matière de garde d’enfants universelle, de prestation fédérale d’invalidité, de logement, de réforme de l’Assurance-emploi et d’Assurance-médicaments, reflète ce changement de paradigme, perceptible également dans d’autres pays riches.
L’ère de l’expansion des politiques sociales est révolue
Il reste surprenant d’observer une expansion aussi importante malgré l’absence d’une mobilisation visible des organisations de la société civile ou d’un changement profond dans l’opinion publique. Tout repose sur une conjoncture partisane particulière. En concurrence directe avec le NDP et, dans une moindre mesure, le Bloc, le PLC s’est transformé au fil d’une décennie en parti de centre gauche, présidant l’une des plus grandes expansions de politiques sociales de l’histoire canadienne.
Cette période semble cependant révolue. Avec le retour du NDP à son rôle de tiers parti et la montée du Parti conservateur, le PLC sous Mark Carney s’oriente vers le centre droit, en priorisant les baisses d’impôts, les coupes dans les dépenses de programme, l’abandon de la taxe carbone et l’augmentation des dépenses militaires.
Pourtant, en préparant son budget, le ministre Champagne et son équipe doivent tenir compte des héritages fiscaux de l’ère Trudeau et de l’augmentation des dépenses sociales fédérales. Dans un parlement minoritaire, des coupes significatives dans les dépenses sociales, y compris les transferts aux provinces et territoires, seraient particulièrement risquées. Plus généralement, même après le départ de Justin Trudeau, l’expansion des dépenses sociales fédérales réalisées sous son règne constitue un contexte fiscal incontournable pour le gouvernement Carney dans l’élaboration de son premier budget.