Ce soir du 29 septembre 1981, Pierre Elliott Trudeau donne une conférence de presse par satellite. Il est aÌ€ Séoul, en Corée du Sud, en route pour l’Australie, ouÌ€ doit avoir lieu une conférence des pays du Commonwealth. Il cache mal sa déception. Quelques heures plus toÌ‚t, il apprenait que la Cour supré‚me du Canada avait majoritairement reconnu la légalité de son projet de rapatriement constitutionnel tout en ajoutant cependant qu’il serait illégitime pour Ottawa de procéder sans « l’ac- cord d’un nombre substantiel de provinces ». La Cour venait ainsi fort habilement de couper court aÌ€ toute velléité de coup de force d’Ottawa pour rapatrier la Constitution. En effet, comme Margaret Thatcher, alors premier ministre bri- tannique, le fit savoir diplomatiquement au gouvernement canadien dans les jours suivants, le Parlement de Westminster serait mal aÌ€ l’aise de rapatrier la Constitution canadienne en votant une loi jugée illégitime par la Cour supré‚me du Canada si seulement deux provinces (l’Ontario et le Nouveau Brunswick) appuyaient le projet.

De plus, le gouverneur général d’alors, Edward Shreyer, se sentit lui aussi, comme chef de l’État canadien, interpellé par une telle situation. Il avouera, un an plus tard, qu’il avait sérieusement songé aÌ€ dissoudre le Parlement et aÌ€ convoquer des élections si M. Trudeau avait persévéré dans son projet de rapatriement unilatéral. Trudeau n’avait donc plus le choix et il devait trouver les compromis nécessaires pour qu’un « nombre substantiel de provinces », comme l’avait écrit la Cour supré‚me, puissent appuyer ce qui devait é‚tre l’œuvre de sa vie politique.

Poussé dans ses derniers retranchements, Pierre Elliott Trudeau décide donc de tenter un dernier rapprochement avec les provinces. Les fonctionnaires enclenchent aÌ€ partir du 13 octobre 1981 un processus de discussions informelles. On se rend compte qu’il peut y avoir certaines ouvertures de la part des provinces si Ottawa fait, de son coÌ‚té, quelques com- promis en ce qui regarde en particulier la formule d’amende- ment et la Charte. Les premiers ministres s’entendent donc pour tenir aÌ€ Ottawa, le 2 novembre, aÌ€ l’invitation du premier ministre Trudeau, une conférence de la dernié€re chance.

Apré€s deux jours de discussions, ce 4 novembre aÌ€ Ottawa, c’est toujours l’impasse. Le « front commun des huit provinces qui s’opposent au rapatriement », qui est présidé par William Bennett, premier ministre de la Colombie-Britannique, ne laÌ‚che pas prise.

De son coÌ‚té, le premier ministre Trudeau se sent coincé. Il reprend alors, aÌ€ la surprise des délégations, l’idée d’un référendum national. Puisque les politiciens ne peuvent s’entendre, conclut-il, ce sera au peuple de décider.

René Lévesque, qui avait évoqué cette possibilité dans son discours d’ouverture de la conférence, appuie l’idée. Mais les premiers ministres membres du groupe des huit provinces contestataires y voient laÌ€ une trahison de la part du premier ministre du Québec. Ils ont vu Trudeau et Lévesque aÌ€ la pause café discuter aÌ€ l’écart et croient qu’il y a eu, dans leur dos, entente entre les deux premiers ministres francophones pour pousser cette idée de référendum dont ils ne veulent absolument pas.

Leur réaction est tellement vive que Trudeau pense mettre fin aÌ€ la con- férence. Mais les premiers ministres Lougheed (Alberta) et Davis (Ontario) le persuadent qu’il faut tenter une dernié€re ronde de négociations. Ils savent que la question du référendum a éloigné le Québec des sept autres provinces du front commun. En cette fin d’apré€s-midi du 4 novembre commence donc, informellement, la ronde de la dernié€re chance sans que le Québec y soit vrai- ment impliqué, en réaction probable- ment aÌ€ cet appui donné par René Lévesque aÌ€ l’idée d’un référendum.

Le premier ministre de l’Ontario, William Davis, téléphone aÌ€ Pierre Elliott Trudeau en début de soirée pour lui demander premié€re- ment de renoncer aÌ€ son idée de référendum lancée le matin, puis, pour lui dire que les discussions avec les provinces contestataires avancent bien. Cependant, ajoute-t-il, il faut que le pre- mier ministre accepte une clause « nonobstant » dans la Charte. Trudeau se montre alors intraitable. Mais vers 1 h du matin, Davis réveille Trudeau pour lui soumettre le compromis préparé par les sept provinces qui ont participé aÌ€ ces dis- cussions de la dernié€re chance. Il lui dit tré€s clairement que s’il n’accepte pas la clause dérogatoire, il ne peut plus compter sur son appui. Trudeau, accepte finalement, aÌ€ la condition qu’elle ne s’ap- plique que pour un maximum de cinq ans, renouvelable, et qu’elle ne porte que sur les articles 2 et 7 aÌ€ 15.

De son coÌ‚té, le premier ministre de l’Alberta, Peter Lougheed, commu- nique avec Sterling Lyon, premier min- istre du Manitoba, qui est retourné dans sa province pour y mener sa cam- pagne électorale. Lyon s’est fait le champion de la clause dérogatoire pour, selon lui, protéger la souveraineté des parlements. Mais personne ne com- munique avec René Lévesque, de sorte qu’au petit déjeuner le premier mi- nistre du Québec ignore tout du com- promis survenu pendant la nuit.

AÌ€ la reprise des travaux ce matin du 5 novembre, le premier minister Trudeau donne la parole au premier ministre de Terre-Neuve, Brian Peckford, qui propose une entente en cinq points dont le plus important est l’inclusion dans la Charte d’une clause « nonob- stant ». René Lévesque réalise alors qu’il avait mal évalué la solidarité du front commun des huit provinces. On savait que « l’affaire du référendum » avait créé un malaise aÌ€ l’égard du Québec, mais pas au point d’avoir voulu l’exclure des dernié€res négociations. De plus, on croyait que le premier ministre Trudeau pouvait peut-é‚tre accepter la formule d’amendement avec un droit de retrait pour les provinces, puisqu’il existait déjaÌ€ pour le pouvoir de dépenser. On cro- yait donc qu’il avait laÌ€ une certaine marge de manœu- vre pour faire un compromis important.

Mais la délégation du Québec considérait que le front commun des huit sur la Charte était inébranlable. En effet, elle croyait que le pre- mier ministre Trudeau n’accepterait jamais de diluer sa Charte en y incluant une clause dérogatoire comme le demandaient les huit. Et c’est laÌ€ que René Lévesque s’est trompé. En fait, ce qui a causé la perte de la délégation québécoise ce 5 novembre 1981 fut l’ampleur de la concession faite par Pierre Elliott Trudeau. Non seulement a-t-il accepté qu’elle débute par une clause lim- itative (art. 1), mais également qu’elle contienne une clause dérogatoire aÌ€ la dis- crétion des gouvernements (art. 33).

C’est ainsi que cette clause, aujourd’hui encore si controversée, est le fruit d’un des compromis les plus significatifs de l’histoire des relations fédérales-provinciales canadiennes. Pour en comprendre sa réelle portée, il faut bien connaiÌ‚tre le contexte dans lequel elle a été acceptée.

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