L’éclosion de la pandémie semble avoir profondément modifié l’attitude du premier ministre ontarien Doug Ford à l’égard du fédéralisme et la nature de ses relations avec le premier ministre Justin Trudeau. Même si, tout récemment encore, il n’a pas hésité à critiquer Ottawa pour ce qu’il considère comme un manque d’approvisionnement constant en vaccins ou exigé du fédéral des congés de maladie payés pour les travailleurs essentiels, ces tensions et divergences de points de vue ne remettent pas en question son changement d’orientation à l’égard de la fédération.
Les liens avec les autres provinces canadiennes et avec Ottawa n’étaient sans doute pas très clairs aux yeux du premier ministre ontarien lorsqu’il est arrivé au pouvoir en juin 2018. Mais après plus de deux ans à la tête du gouvernement de l’Ontario, son opinion a considérablement changé. Peu importe ses affinités et ses inclinations personnelles, Doug Ford a dû reconnaître qu’il a besoin de son homologue fédéral et des autres provinces pour mener avec succès ses propres initiatives. Comment expliquer ce revirement de situation ?
Un parcours politique inhabituel
Doug Ford a connu un cheminement politique atypique. Ses succès sont davantage le résultat d’événements imprévus que d’un parcours bien planifié. Il est devenu conseiller municipal d’Etobicoke parce que le siège avait été laissé vacant par son frère Rob, qui se présentait à la mairie de Toronto. Il s’est ensuite porté candidat à la mairie de Toronto, encore une fois pour succéder à son frère subitement frappé par la maladie. Finalement, il a pris la tête du Parti progressiste-conservateur de l’Ontario à la suite de la démission soudaine de son chef, Patrick Brown. Trois mois plus tard, il remportait l’élection générale provinciale.
Doug Ford est donc arrivé à la tête d’un des principaux partis politiques de l’Ontario avec peu d’expérience politique et peu d’occasions de se familiariser avec les enjeux liés au fédéralisme canadien. Lorsqu’il était conseiller municipal ou encore candidat à la mairie, ses actions et ses discours ne permettaient pas de déceler un intérêt pour ces questions. À vrai dire, sa seule préoccupation se limitait à exiger d’Ottawa un financement accru pour le prolongement du métro. Doug Ford n’hésitait pas à confronter le gouvernement fédéral si cela était dans l’intérêt de la région qu’il représentait.
Doug Ford est arrivé à la tête d’un des principaux partis politiques de l’Ontario avec peu d’expérience politique et peu d’occasions de se familiariser avec les enjeux liés au fédéralisme canadien.
La plateforme électorale que présente Doug Ford en 2018 n’est pas plus explicite en matière de relations fédérales-provinciales-territoriales. Le sujet n’y est pas directement abordé. Par contre, on perçoit que les relations futures avec le gouvernement fédéral seront difficiles. Ainsi, l’une des promesses phares de Doug Ford est d’abolir la taxe carbone et de contester l’intervention du gouvernement fédéral dans ce domaine. Plus largement, la plateforme électorale du futur premier ministre s’articule autour d’une vision populiste des affaires publiques.
Lors des élections provinciales, Doug Ford s’en prend à de nombreuses occasions à Justin Trudeau. Une tactique que reprendra à son tour Justin Trudeau durant la campagne électorale fédérale de 2019, utilisant à son avantage la très faible popularité de Doug Ford pour attaquer les conservateurs fédéraux.
La grande confrontation avec le gouvernement fédéral surviendra à propos d’une décision du gouvernement Ford que personne n’avait anticipée. À l’automne 2018, le premier ministre décide de réduire de moitié la taille du conseil municipal de la Ville de Toronto, tout juste avant le déclenchement des élections municipales. Cette mesure soulève un tollé et plusieurs menacent de poursuivre le gouvernement, la jugeant inconstitutionnelle. La riposte de Doug Ford ne tarde pas : il annonce qu’il n’hésitera pas à recourir à la clause dérogatoire de la Constitution ― qui permet à un gouvernement de se soustraire à certaines dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés ― pour mettre en œuvre sa réforme. Cette déclaration crée une véritable onde de choc en Ontario et ailleurs au pays. Si certains gouvernements provinciaux sont favorables à l’utilisation de la clause dérogatoire, cela n’a jamais été le cas de l’Ontario. En fait, l’Ontario a toujours démontré un fort soutien à la Charte et à la Constitution canadienne. Comme plusieurs observateurs n’ont pas manqué de le noter, l’Ontario fut l’une des deux seules provinces à ne pas contester la vision du gouvernement fédéral d’un « gouvernement central fort » lors des négociations constitutionnelles de 1982 (l’autre province étant le Nouveau-Brunswick).
La décision de Doug Ford d’utiliser la clause dérogatoire illustre deux aspects de sa vision du fédéralisme et, de manière plus générale, des institutions politiques canadiennes. D’une part, il ne cherche pas à être l’allié du gouvernement fédéral. Sa priorité est de se porter directement et ouvertement à la défense des intérêts de l’Ontario en favorisant, en premier lieu, le développement économique axé sur les activités industrielles et commerciales de la province. Il met en avant son slogan « L’Ontario ouvert aux affaires », quitte à déplaire aux autres provinces (il refuse de discuter d’un éventuel accord de vente d’électricité avec le Québec, par exemple) ou à combattre des décisions du gouvernement fédéral (il contestera rapidement la taxe carbone devant les tribunaux). D’autre part, Doug Ford affiche une méfiance à l’égard des institutions, confirmant ainsi la vision populiste qu’il avait présentée en campagne électorale. Outre le recours à la clause dérogatoire, il n’hésite pas à critiquer le travail de certains juges, à abolir certaines fonctions parlementaires (comme les postes de commissaire à l’environnement et de commissaire aux services en français) ou à modifier les relations entre le gouvernement et les médias (les rares conférences de presse sont méticuleusement contrôlées par l’entourage du premier ministre).
Le virage politique
Un revirement survient tout juste après l’élection fédérale de 2019 et se produit publiquement dans le cadre du Conseil de la fédération, alors que Doug Ford prend l’initiative d’organiser une rencontre extraordinaire de tous les premiers ministres provinciaux et territoriaux, au lendemain de la réélection de Justin Trudeau. Ce geste surprend, puisque le premier ministre ontarien n’avait pas affiché jusqu’alors un très grand intérêt pour ce conseil. À vrai dire, il avait joué un rôle relativement effacé lors des précédentes réunions de cette institution. De plus, c’est la Saskatchewan qui assume la présidence du Conseil de la fédération à ce moment-là. La responsabilité de lancer une telle initiative n’incombait donc pas au premier ministre ontarien.
En proposant une telle rencontre, Doug Ford se montre pour la première fois préoccupé par les relations fédérales-provinciales-territoriales. Selon lui, la campagne électorale fédérale qui vient de s’achever a fait apparaître de profondes divisions entre les diverses régions du pays. Il invoque publiquement le sentiment d’aliénation des provinces de l’Ouest canadien, mais dans les faits, le résultat de l’élection fédérale confirme la présence d’un important clivage idéologique entre les forces centristes et de gauche, et la droite au pays, cette dernière en sortant affaiblie. Si Doug Ford ne veut pas faire partie des perdants, il doit changer de stratégie à l’égard du gouvernement fédéral. Cette prise de position marque un tournant dans son engagement à l’égard de la fédération. Sa vision n’est plus exclusivement centrée sur l’Ontario : il cherche aussi à favoriser la collaboration entre les provinces et avec le gouvernement fédéral. Ainsi, la prospérité de l’Ontario est tributaire de la vigueur de l’unité canadienne.
L’élection fédérale confirme la présence d’un important clivage idéologique entre les forces centristes et de gauche, et la droite au pays, cette dernière en sortant affaiblie. Si Doug Ford ne veut pas faire partie des perdants, il doit changer de stratégie à l’égard du gouvernement fédéral.
Cela ne signifie pas que Doug Ford ne se porte plus à la défense des intérêts de sa province. Ainsi, il demeure fermement opposé à la taxe carbone fédérale qui, dit-il, nuit au développement économique de sa province. Pourtant, d’autres premiers ministres provinciaux initialement opposés à cette taxe ont maintenant assoupli leur position (par exemple, Brian Pallister du Manitoba et Blaine Higgs du Nouveau-Brunswick). Par ailleurs, il souligne à plusieurs reprises l’insuffisance des transferts fédéraux versés aux provinces, notamment pour le financement des services de santé. Enfin, il joint sa voix à celles des premiers ministres de l’Alberta et de la Saskatchewan, qui dénoncent l’iniquité des transferts fédéraux et allèguent que le gouvernement fédéral perçoit dans ces provinces plus de revenus qu’il ne leur en verse.
Ce repositionnement de Doug Ford s’inscrit dans la continuité des politiques menées par ses prédécesseurs. Si, par le passé, l’Ontario, en tant que province la plus riche du pays, semblait accepter le fait qu’elle devait contribuer davantage au financement de la fédération que la plupart des autres provinces, cette position s’est modifiée au cours des dernières années. Ainsi, tant Dalton McGuinty que Kathleen Wynne ont dénoncé le fait que l’Ontario ne recevait pas sa juste part et ont réclamé un appui financier plus important de la part du gouvernement fédéral.
La pandémie de COVID-19 est venue confirmer ce repositionnement de Doug Ford. En pleine situation de crise, alors que les finances publiques de la province sont au plus mal, le premier ministre ontarien n’hésite pas à collaborer avec le gouvernement fédéral et avec ses partenaires des autres provinces et des territoires. Il faut dire que l’Ontario n’était pas préparée à affronter une crise d’une telle ampleur. De plus, la pandémie allait exiger l’utilisation de fonds publics considérables, alors que la province se trouvait déjà dans une situation financière précaire. Rapidement, tous les premiers ministres du pays ont pris conscience de la nécessité de tenir des rencontres régulières afin de définir et de coordonner l’action des différents paliers de gouvernement et d’éviter les dédoublements.
Au début de la pandémie, ces réunions avaient lieu toutes les semaines. Elles se sont depuis espacées, mais elles ont encore lieu régulièrement. Bien entendu, il y a eu et il y a encore des points de friction. Les provinces et les territoires continuent de réclamer davantage de soutien financier de la part du gouvernement fédéral, alors que celui-ci tente d’imposer ses propres conditions pour l’utilisation des fonds fédéraux. Mais ces luttes ne sont pas nouvelles : un tel marchandage fait maintenant partie du paysage des négociations fédérales-provinciales-territoriales.
L’arrivée au pouvoir de Doug Ford aurait pu mener à un changement radical de la position de la province à l’égard du fédéralisme canadien. Pendant un certain temps, le gouvernement ontarien avait adopté un ton de revendication et de confrontation afin de défendre les intérêts de la province. Cependant, cette prise de position fut de courte durée. Moins de deux ans après son élection, Doug Ford a commencé à présenter une autre vision du fédéralisme canadien, une vision plus conciliante qui accorde une plus grande place à la collaboration avec les premiers ministres des provinces et des territoires, et avec le fédéral. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne défend plus les intérêts de sa province.
Doug Ford poursuit la stratégie des gouvernements précédents, qui consiste à protéger simultanément les intérêts de la fédération et de la province. On peut dire que le début de son mandat aura constitué, tout compte fait, un bref intermède durant lequel le nouveau premier ministre a pu se familiariser avec les enjeux fédéraux. Puis, comme ses prédécesseurs, il s’est rendu compte que le bien-être et la prospérité de l’Ontario passent par des relations cordiales avec les autres gouvernements canadiens et, surtout, avec le gouvernement fédéral, et ce, peu importe qui est le premier ministre du pays.