(Cet article a été traduit de l’anglais.)

En janvier 2017, plus de trois millions de personnes ont participé à la grande marche des femmes qui s’est tenue aux États-Unis. Il s’agissait d’une remarquable démonstration de solidarité contre l’administration de Donald Trump. Le président s’était attaqué aux droits des femmes et avait adopté une attitude misogyne pendant sa campagne électorale, et son administration s’apprêtait à proposer des politiques rétrogrades allant à l’encontre de l’égalité des sexes.

Au cours des mois suivants, le mouvement #MoiAussi a continué de faire monter la pression : des centaines de victimes de violence sexuelle ont pris la parole pour dénoncer des hommes de pouvoir. Parmi les personnes dont le travail touche les questions de violence sexuelle, plusieurs ont considéré ces événements comme un appel à l’action. Une chose est sûre : il y a eu peu (ou pas) d’occasions semblables, dans l’histoire de notre pays, de mobiliser autant de personnes pour exiger des pouvoirs en place de véritables moyens de mettre fin, une fois pour toutes, à la violence sexuelle.

L’ampleur et la gravité du phénomène sont assez claires. Au Canada, les taux d’agression sexuelle demeurent relativement constants depuis 10 ans. Dans 92 % des cas d’agression sexuelle dénoncés, les victimes sont des femmes, et c’est parmi les jeunes femmes, les étudiantes, les femmes célibataires et les femmes qui habitent en milieu urbain que l’on observe les chiffres les plus élevés. Par exemple, plus de 15 % des étudiantes des niveaux collégial et universitaire subissent une agression sexuelle durant leurs études.

Pour remédier à ce problème, il faut comprendre ce que représente le mouvement #MoiAussi. La violence sexuelle est profondément ancrée dans notre société. Chaque jour, un grand nombre de femmes et d’hommes en sont victimes au travail, à l’école et à la maison, dans le contexte de leurs relations professionnelles, scolaires et intimes. La violence sexuelle est liée à de nombreux comportements, qui vont du harcèlement aux agressions. Les personnes qui en sont victimes ont subi un viol, sont contraintes à se livrer à des activités sexuelles contre leur gré, soumises à des sévices physiques, émotionnels ou psychologiques.

C’est un problème complexe, et, pour le cerner et s’y attaquer, il est important de comprendre les interactions entre, d’une part, le genre et la sexualité, et, d’autre part, le système d’oppression fondé sur les races et les classes sociales qui est à la base de notre société. C’est ce qui explique que certaines femmes et certains hommes sont plus vulnérables aux abus sexuels que d’autres, et que certaines personnes qui recourent au système de justice pour dénoncer ce dont elles sont victimes se heurtent plus que d’autres à des obstacles ou n’obtiennent pas l’aide dont elles ont besoin. Le mouvement #MoiAussi l’illustre clairement : parmi les victimes qui osent prendre la parole, les membres de groupes historiquement marginalisés ― hommes et femmes de diverses communautés ethniques, immigrants et nouveaux arrivants, personnes handicapées et membres de la communauté LGBTQ2 ― sont largement sous-représentés.

Pour s’assurer que toutes les victimes de violence sexuelle sont traitées avec la même compassion et le même respect, quelles que soient leur apparence, leur origine ou leur orientation sexuelle, il faut moderniser le système de justice pénale. Cela ne devrait normalement pas entraîner de controverse, puisque de nombreux témoignages montrent que, pour beaucoup de victimes, le système pénal, dont elles espèrent qu’il leur rendra justice, est plutôt la source de nouveaux traumatismes : le regard avide du public, les vives réactions sexistes dans les médias sociaux, le temps à investir et les sommes d’argent en jeu ne font en effet qu’ajouter aux traumatismes qu’elles ont déjà subis.

Pour s’assurer que toutes les victimes de violence sexuelle sont traitées avec la même compassion et le même respect, il faut moderniser le système de justice pénale.

Il y a bien sûr eu quelques progrès au cours de la dernière année, par exemple grâce à l’adoption du projet de loi C-51, qui vise à renforcer les dispositions déjà prévues pour protéger les victimes de viol contre l’usage abusif de preuves basées sur leur comportement sexuel antérieur dans le but d’établir qu’elles étaient consentantes. De plus, la loi stipulera clairement que, si un accusé déclare avoir agi de bonne foi en croyant à tort que la victime était consentante, le fardeau de la preuve lui incombera.

Bien que cette réforme constitue un bon point de départ, elle ne va pas assez loin. En effet, sur 1 000 cas d’agression sexuelle au Canada, seuls 33 sont signalés à la police, 12 donnent lieu à des chefs d’accusation, 6 sont portés devant les tribunaux et 3 se soldent par une condamnation. Dans un cas sur cinq, les policiers considèrent les plaintes comme étant non fondées et ne leur donnent pas suite. Ces chiffres troublants révèlent des lacunes fondamentales du système de justice pénale et montrent que la façon dont nous considérons collectivement la violence sexuelle est plus qu’inadéquate.

En fait, le système de justice pénale est marqué par de vieux stéréotypes sexuels ou des mythes persistant autour du viol, omniprésents dans la société. Le « sexe brutal », par exemple, serait une pratique acceptée dans notre culture et certaines femmes y prendraient plaisir. Ou encore seules les femmes « honnêtes », qui s’habillent convenablement ou qui se débattent contre leurs assaillants peuvent être de « vraies » victimes et donc prises au sérieux par les forces de l’ordre. Si l’adoption du projet de loi C-337, qui a pour effet d’obliger les juges appelés à entendre des causes d’agression sexuelle à suivre une formation dans ce domaine, contribuera certainement à dissiper ces mythes dans les cours de justice, il faudrait que les procureurs, les avocats de la défense et les policiers suivent également une formation.

Une autre difficulté découle du fait que le système de justice pénale ne considère la violence sexuelle que lorsque des actes qui laissent des traces concrètes sont commis. Ainsi, quand des victimes dénoncent une agression, les forces de l’ordre ont tendance à commencer par vérifier si elles portent de récentes blessures physiques visibles. Or cela induit souvent en erreur. Beaucoup de victimes, en particulier les femmes dont l’agresseur est le conjoint, subissent des abus constants liés à ce qu’on appelle le « contrôle coercitif », un mode d’intimidation, d’humiliation, de privation et de contrainte aux conséquences généralement moins apparentes qu’une agression physique. Pour aider ces femmes, les forces de l’ordre doivent travailler en étroite collaboration avec les spécialistes en matière de lutte contre la violence, de manière à pouvoir déceler les signes de cette forme d’abus et offrir une aide adaptée à celles qui en sont victimes.

Devant toutes ces difficultés, beaucoup de victimes renoncent à faire appel au système pénal pour demander justice, ce qui est tout à fait compréhensible. Le mouvement #MoiAussi le montre clairement, ce qui explique entre autres pourquoi il a suscité de vives réactions, chez les gens tant de gauche que de droite. Bien sûr, l’opinion publique n’est pas une cour de justice ; mais, que cela plaise ou non, c’est grâce à l’opinion publique que de nombreuses victimes ont obtenu une certaine forme de réparation. Qu’on ne se méprenne pas : cela ne signifie pas qu’il faille abandonner les tribunaux, mais bien que l’on doit les réformer, par tous les moyens mentionnés plus haut. L’apport essentiel du mouvement #MoiAussi est ainsi d’avoir contribué à dévoiler des inégalités dans le fonctionnement du système judiciaire qui portent préjudice aux femmes. Il nous faut réfléchir à des solutions plus créatives que celles que les tribunaux nous offrent.

À cette fin, nous appuyons le recours à la justice réparatrice dans les cas de violence sexuelle où les victimes le demandent et les agresseurs avouent leurs fautes. Dans un processus de justice réparatrice, un médiateur réunit la victime d’une agression, des membres de l’entourage et l’agresseur, afin de discuter du mal causé par les actes de ce dernier ; la discussion est axée sur ce qu’a vécu la victime, et l’objectif est d’établir un plan d’action qui satisfasse la victime et qui permette à toutes les parties d’obtenir du soutien. Des études démontrent que cette méthode réduit le taux de récidive et peut aider à transformer les conditions sociales et culturelles qui favorisent de tels actes de violence.

Le mouvement #MoiAussi, comme d’autres mouvements sociaux avant lui, pourrait bientôt se perdre dans les annales de l’histoire. Nous avons aujourd’hui une occasion unique de changer notre perception de la violence sexuelle. Ne laissons pas passer cette occasion.

Cet article fait partie du dossier Une vision élargie de la réforme du système de justice pénale.

Photo : Une foule rassemblée à la place Nathan Phillips écoute un discours avant d’entreprendre la Marche des femmes tenue à Toronto le samedi 20 janvier 2018. La Presse canadienne /  Chris Young.


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Daniel Del Gobbo
Daniel Del Gobbo, boursier 2017 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau, est doctorant à la Faculté de droit de l’Université de Toronto. Ses écrits et son enseignement portent sur la résolution de litiges, l’équité juridique et l’accès à la justice au Canada, et concernent notamment les questions liées au genre et à la sexualité.
Vathsala Illesinghe
Vathsala Illesinghe est boursière 2017 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau et doctorante en études de politiques d’immigration et d’établissement à l’Université Ryerson. Elle est membre du comité consultatif de l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR).

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