Dans la lettre ouverte qu’ils ont fait paraître dans Le Devoir du 11 février dernier, Alexandre Thibault et Patrick Taillon, respectivement étudiant et professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, soutenaient hardiment que la révision du système électoral de la Chambre des communes promise par le parti qui forme l’actuel gouvernement fédéral ne pourrait se faire qu’au moyen d’une modification constitutionnelle formelle et véritable, qu’ils se sont gardés d’indiquer précisément, mais qui exigerait, en application de l’article 38, 41, 42 ou 43 de la Loi constitutionnelle de 1982, l’agrément d’un nombre variable d’assemblées législatives provinciales. Le présent billet, qui doit beaucoup à ma discussion avec Léonid Sirota même s’il n’engage que moi, répond à leurs arguments et soutient le contraire : la loi suprême, même lorsque interprétée, comme il se doit, d’une manière non littérale selon laquelle la procédure de modification constitutionnelle qu’elle prévoit ne s’applique pas qu’à la modification de dispositions en vigueur mais aussi à l’adoption de dispositions nouvelles en tant que modification d’une « architecture », et même encore en tenant compte des «principes non écrits» qui la complètent, autorise le Parlement à revoir seul le système électoral de la Chambre des communes.

À l’heure actuelle, ce système présente trois caractéristiques principales. Il est majoritaire (chaque siège correspondant à une circonscription et étant attribué au candidat qui y a obtenu la majorité des voix), uninominal (un seul siège correspondant à chaque circonscription) et à tour unique (une majorité relative suffisant, de sorte qu’il n’est pas besoin de prévoir la nécessité d’un second tour pour dégager une majorité absolue). Cela s’infère de la Loi électorale du Canada, qui dispose que , dans chaque circonscription [24(1)] « [l]e directeur du scrutin […] déclare élu le candidat qui a obtenu le plus grand nombre de votes » [313(1)].

Aucun projet précis de révision n’a encore été publié, mais seulement l’instruction générale donnée à la ministre de «présenter une proposition pour établir un comité parlementaire spécial de consultation sur la réforme électorale, notamment le bulletin de vote préférentiel, la représentation proportionnelle, le vote obligatoire et le vote en ligne». Le passage à un système purement proportionnel n’est sans doute pas la seule option envisageable, mais aussi celle de l’introduction d’une composante proportionnelle de manière à passer à un système mixte. Quant à l’expression de vote préférentiel, il est vrai que, en français, parmi toute la gamme de votes ordinaux, dont plusieurs s’appliquent au sein d’un système majoritaire, le vote de préférence n’est effectivement « possible que dans le cadre de scrutins de listes à la proportionnelle » (Rapport de la Commission de Venise). Par contre, au Canada anglais, l’expression preferential ballots me semble avoir été curieusement employée pour renvoyer à une solution de remplacement à la proportionnelle, pour lui faire désigner sans doute l’introduction du vote ordinal au sein d’un système majoritaire, ce qui peut être fait de diverses manières : latoisage, vote négatif, vote gradué, vote cumulatif, panachage, liste blanche, liste totalement libre, vote limité, vote alternatif (ce qui, techniquement, correspond à la manière de prévoir le vote éventuel au sein d’un système dont le principe directeur est majoritariste).

Dans un État de droit constitutionnel moderne, l’«existence», c’est-à-dire la validité, de toute loi doit pouvoir s’expliquer à la lumière de la loi suprême. Justement, en vertu de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, « [s]ous réserve des articles 41 et 42 [de celle-ci], le Parlement a compétence exclusive pour modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives […] à la Chambre des communes », dont celles qui régissent l’élection de ses membres. Les dispositions ici pertinentes des articles 41 et 42 prévoient quant à elles qu’il faut plutôt appliquer la procédure de consentement unanime à la modification du « droit d’une province d’avoir à la Chambre des communes un nombre de députés au moins égal à celui des sénateurs par lesquels elle est habilitée à être représentée lors de l’entrée en vigueur de la présente partie » et la procédure de modification constitutionnelle de principe, ou dite « normale », à la modification du « principe de représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes ».

Les dispositions précisément et directement applicables n’indiquent aucunement que le législateur fédéral ne peut pas modifier seul le système électoral de la Chambre des communes. Elles prévoient justement le contraire. Une seule affaire a porté sur l’alinéa 42(1)a) de la Loi constitutionnelle de 1982, l’affaire Campbell. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique [(1988) 49 DLR (4th) 321; 25 BCLR (2d) 101, permission d’en appeler refusée par la Cour suprême] a confirmé le jugement de première instance [Campbell v Canada (AG), [1988] 2 WWR 650; 21 BCLR (2d) 130] selon lequel le principe de proportionnalité protégé par cette disposition n’était pas strict ou absolu, mais suffisamment souple ou relatif pour autoriser le législateur fédéral à prévoir plutôt une «représentation effective» des différentes provinces.

Sur un autre plan que la procédure de modification constitutionnelle et la répartition fédérative des compétences, la protection, par la loi suprême, de «droits démocratiques» pourrait elle aussi limiter l’exercice par le Parlement de sa compétence relative à la Chambre des communes. La Cour suprême du Canada [Renvoi: Circ électorales provinciales (Sask)] a jugé que le droit de vote protégé par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés ne s’entendait pas d’un droit à l’égalité de force électorale, mais seulement d’un droit à une «représentation effective». La Cour n’a pas fait de ce droit moindre quelque chose d’opposable à l’éventuelle mise en œuvre d’une plus grande égalité de force électorale au moyen d’une carte électorale formellement ou considérablement plus égalitaire, ou par la mise en place d’un système proportionnel ou mixte. Qui plus est, des décisions de la Cour suprême [Figueroa] et de la Cour d’appel du Québec [Daoust] confirment que la Charte canadienne laisse le législateur, provincial ou fédéral, libre de choisir le système électoral.

Pas davantage que le droit constitutionnel de vote ou le principe de représentation «relativement proportionnelle et effective» des provinces à la Chambre des communes, le «principe non écrit» de protection des minorités ou l’«architecture» de la loi suprême n’empêchent le législateur fédéral de choisir seul le système électoral de cette chambre.

S’inspirant des avis de la Cour suprême sur sa loi constitutive et sur le Sénat qui, de diverses manières qui se sont plus ou moins écartées de la lettre de la loi suprême, ont reconnu à ces institutions des caractéristiques essentielles ressortissant à diverses dispositions relatives à la modification constitutionnelle formelle et véritable, MM. Thibault et Taillon, par l’entremise d’une mobilisation des principes complémentaires non écrits de fédéralisme et de protection des minorités prétendant s’éclairer d’une disposition caduque relative à la carte électorale québécoise de 1867, et en suggérant aussi que ceci pouvait représenter un principe distinct sur la base du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 où il est question d’une constitution « reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni », ont soutenu que l’actuel système électoral fédéral pouvait représenter une caractéristique essentielle de la Chambre des communes. Ils n’indiquent pas de quelles dispositions relatives à la modification constitutionnelle relèverait la révision de ce système. De celles de l’article 38 relatif à la procédure de principe? De celles de l’alinéa 42(1)a) relatif au principe de représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes? De celles de l’article 43 relatif à la modification des « dispositions de la Constitution du Canada applicables à certaines provinces seulement »? Quoi qu’il en soit, leurs arguments, du moins tels que présentés de manière fragmentaire dans une lettre ouverte, n’ont pas à nous retenir longtemps.

Le constituant impérial de 1867 tenait certes à assurer certaines protections aux minorités linguistiques et religieuses du Canada, mais pour ce faire il a eu recours à des dispositions précises : celles mettant en place un système fédératif au sein d’une des entités fédérées duquel la minorité catholique et francophone se retrouverait majoritaire [6]; celles attribuant des compétences exclusives considérables aux provinces [92-93]; celles assurant la représentation de provinces singulières (dont le Québec) et de groupes de provinces au Sénat [22]; celles prévoyant la représentation des communautés anglophones et protestantes au sein de la délégation sénatoriale du Québec [22]; celles reconnaissant des droits linguistiques et religieux, scolaires notamment [93, 133]. Il est manifeste qu’il n’a pas voulu accorder de garantie de représentation à des minorités (que celles-ci en soient à l’échelle provinciale ou nationale) linguistiques ou religieuses au sein de la Chambre des communes.

Loin de contredire cette thèse, ce qui veut servir d’argument à MM. Thibault et Taillon la renforce. Nos auteurs s’appuient sur une disposition précise de la Loi constitutionnelle de 1867, son article 80 qui, accordant à la législature du Québec la compétence de modifier sa carte électorale, prévoyait une procédure particulière pour la modification de certaines circonscriptions qui comptaient une majorité d’électeurs anglophones et protestants. Le fait qu’aucune disposition analogue n’ait été prévue pour la carte électorale fédérale est éloquent. Il vaut d’être souligné que cet argument des Thibault et Taillon impliquerait qu’à plus forte raison cette composante de « la constitution de la province » de Québec qu’est son assemblée législative comporterait des « caractéristiques essentielles » qui empêcheraient le législateur québécois de modifier à guise son système ou sa carte électoraux. Relativement à cette dernière, l’article 40 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui la créait, prévoyait qu’elle vaudrait « [j]usqu’à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement ». De même, l’article 41, qui régissait les autres aspects du système électoral fédéral, devait trouver application «[j]usqu’à ce que le parlement du Canada en ordonne autrement ». Le Parlement fédéral a donc toujours été compétent sur le système électoral de sa Chambre des communes. Avec l’entrée en vigueur de la seconde Loi constitutionnelle de 1949, cette compétence a été subsumée sous celle que lui attribuait le nouveau par. 91(1) de la Loi constitutionnelle de 1867, auquel ont succédé plusieurs dispositions, dont l’article 44, de la Loi constitutionnelle de 1982.

L’«architecture interne» ou « structure fondamentale » que, au-delà de la lettre des dispositions actuellement en vigueur, protège la procédure formelle, véritable et variable de modification constitutionnelle – par opposition à la simple attribution de compétence aux législateurs fédéral et provinciaux qui est prévue aux articles 44 et 45 de la Loi constitutionnelle de 1982 – s’explique par le fait que la loi suprême « ne doit pas être considérée comme un simple ensemble de dispositions écrites isolées » [Renvoi Sénat, par. 27], de sorte que « [c]haque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l’ensemble de sa structure » [Renvoi Sénat, par. 26; Renvoi sécession, par. 50]. Elle se compose ainsi des « prémisses qui sous-tendent le texte et [de] la façon dont les dispositions constitutionnelles sont censées interagir les unes avec les autres » [Renvoi Sénat, par. 26]. Je crois avoir démontré comment une telle interprétation ne permet aucunement de tenir le système électoral majoritaire, uninominal et à tour unique pour une caractéristique essentielle de la Chambre des communes (ou de l’assemblée législative du Québec ou d’une autre province).

Thibault et Taillon veulent renforcer leur interprétation structurelle au moyen d’une interprétation historique soutenant que « ce mode de scrutin [sic] a été voulu par les membres de la fédération et qu’il était, au moment de la création des institutions fédérales, une conséquence logique et directe de leur attachement au modèle de Westminster ». Comme nous l’avons vu, cet argument historique convoque la reconnaissance d’un principe non écrit ou milite en faveur d’une certaine interprétation des principes de fédéralisme et de protection des minorités par la mobilisation du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, où il est question d’« une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». Sur le fond de cette thèse historique, je renvoie mon lecteur au billet de Léonid Sirota, qui, avec l’aide du commentaire de Peter McCormick, en établit l’invraisemblance. La Loi constitutionnelle de 1867 elle-même prévoyait, à son par. 40(4), une circonscription fédérale plurinominale, le comté d’Halifax. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un cas isolé dans l’histoire du droit électoral canadien. Quant à celle du droit électoral britannique, elle a vu, notamment à l’époque de référence qu’est l’année 1867, l’élection d’une partie importante de la députation de la Chambre des communes au sein de circonscriptions plurinominales. Du reste, certains députés y étaient élus au sein de circonscriptions non territoriales, ces « university constituencies», qui permettaient aux diplômés de certaines universités de voter n’importe où qu’ils pussent se trouver sur le territoire couvert par la législation électorale.

Sans qu’il soit nécessaire de traiter de la question de la possibilité ou de la légitimité de la reconnaissance judiciaire d’effets juridiques aux conventions constitutionnelles, force est de constater que rien n’indique, comme l’avancent MM. Thibault et Taillon, qu’un changement de système électoral «pourrait […] transformer […] les rapports et l’équilibre des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, entre les forces politiques qui composent la Chambre des communes et, à terme, entre les deux chambres du Parlement». Relativement à la convention du gouvernement responsable, qui au Canada continue de fonder l’essentiel du régime politique parlementaire, qu’il suffise de rappeler que de nombreux parlementarismes s’accompagnent d’un système électoral mixte ou, comme aux Pays-Bas ou en Israël, purement proportionnel, de sorte que le choix du système électoral n’implique pas celui du régime politique. Sur la question du rapport entre les deux chambres parlementaires, le choix du système électoral d’une chambre qui est déjà élue et a toujours été prévue l’être n’est en rien susceptible d’en changer la nature ou la fonction, à la manière dont l’introduction d’élections consultatives de candidats à la charge de sénateur a été reconnue susceptible de dénaturer une chambre haute non élective au terme du Renvoi sur la réforme du Sénat.

Tant qu’il préserve le droit de chaque province «d’avoir à la Chambre des communes un nombre de députés au moins égal à celui des sénateurs par lesquels elle [était] habilitée à être représentée» le 17 avril 1982 et que, en prévoyant par exemple la division de l’élection générale proportionnaliste de l’ensemble ou d’une partie de la députation de la Chambre des communes en treize, une pour chacun des provinces et territoires – ou onze, une pour chaque province et une pour l’ensemble des trois territoires –, le Parlement fédéral peut, agissant seul dans l’exercice de la compétence que lui attribuent les articles 44 de la Loi constitutionnelle de 1982 et 40 et 41 de la Loi constitutionnelle de 1867, réviser le système électoral de sa Chambre des communes. Cela vaut à plus forte raison pour l’introduction, au sein du système majoritaire, d’une forme ou d’une autre de vote ordinal.

Maxime St-Hilaire
Maxime St-Hilaire est professeur à  la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke depuis 2010. Il a été chercheur au Centre Marc-Bloch de Berlin (CMB) ainsi qu'au Centre de recherche en éthique de l'Université de Montréal, où il a également enseigné le droit constitutionnel comparé à  titre de chargé de cours. Ancien stagiaire de la Commission européenne pour la démocratie par le droit, il a aussi travaillé, en 2009-2010, à  la Cour suprême du Canada comme auxiliaire juridique auprès de l'honorable Marie Deschamps. Il est membre du conseil consultatif de l'Institut de droit parlementaire et politique, de même que du comité éditorial de la Revue de droit parlementaire et politique.

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