Un pays divisé. Inquiet. Polarisé entre une droite dure, surtout blanche et protestante, et une gauche plus faible mais imposante et tenace, ancrée dans une vaste coalition arc-en-ciel réunissant ceux qui ne sont pas, justement, blancs et protestants. Ce portrait des États-Unis aÌ€ la veille des élec- tions présidentielles de 2004 fait aÌ€ peu pré€s l’unanimité, tant chez les observa- teurs étrangers qu’au pays. On parle presque de deux sociétés en une, de deux pays qui ne se rencontrent plus et sont pratiquement incapables de délibérer ensemble. La plupart des démocrates ne connaiÌ‚traient aucun républicain, et les républicains fréquenteraient rarement des démocrates. Dans de telles condi- tions, la lutte pour la présidence ne peut é‚tre que dramatique

Dans ses mémoires, Bill Clinton parle lui-mé‚me d’une véritable guerre culturelle, commencée en 1968 autour de la guerre du Vietnam, et de la con- tre-culture, et largement gagnée par la droite, qui a su canaliser la réaction et les craintes de la classe moyenne aÌ€ son profit. Cette guerre, il l’a menée aÌ€ sa façon et a espéré y mettre fin, mais elle n’est toujours pas terminée.

Tout aÌ€ fait plausible, dans un pays dirigé par un président qui a obtenu moins de voix que son adversaire, cette interprétation cadre pourtant assez mal avec l’idée longtemps admise selon laquelle les partis politiques tendent aÌ€ évoluer vers le centre pour rejoindre l’électeur médian. Elle contraste égale- ment avec la tendance contemporaine, observée ailleurs, aÌ€ un rapprochement entre la gauche et la droite.

Les États-Unis, évidemment, sont aÌ€ bien des égards exceptionnels. Mais le portrait habituellement tracé n’est peut-é‚tre pas non plus tout aÌ€ fait juste. Dans un livre paru au mois de juillet et intitulé Culture War? The Myth of a Polarized America, Morris Fiorina, Samuel Abrams et Jeremy Pope, politologues aÌ€ Stanford et Harvard, passent en revue les tendances de l’opinion publique, pour conclure que si les élites sont effective- ment polarisées entre la droite et la gauche, la majorité des électeurs se situe plutoÌ‚t au centre et demeure ambiva- lente, préférant des politiques modérées et ouvertes aux nuances.

Les politiques publiques qui finis- sent par prévaloir sont d’ailleurs souvent des compromis, bien moins radicales que ce que laissent entendre les grands débats publics. Le bilan de Bill Clinton a été plutoÌ‚t conservateur et les politiques de John Kerry le seraient probablement encore plus. Élu pour réduire encore le roÌ‚le du gouvernement, George W. Bush a quant aÌ€ lui augmenté les dépenses et laissé croiÌ‚tre le déficit.

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Les conclusions de Fiorina et de ses co-auteurs rejoignent certains des con- stats que fait Bill Clinton aÌ€ propos des électeurs américains. Gouverneur démo- crate d’un État du Sud conservateur, Clinton partait de l’idée selon laquelle une bonne partie de l’électorat demeurait habituellement ouverte et disponible, capable de choisir dans un sens ou dans l’autre. Les politiciens, explique-t-il dans My Life, peuvent convaincre en évoquant les divisions et les craintes face au changement, mais ils peuvent aussi faire appel aux espoirs et aÌ€ la volonté d’unité et de solidarité des électeurs. Ce sont leurs propositions, finalement, qui donnent un sens et définissent le climat et les cli- vages politiques.

C’est ainsi qu’au fil des années, les sociaux-démocrates suédois ont réussi aÌ€ faire de la Sué€de un pays social-démo- crate, défini autour de la notion de mai- son du peuple. C’est ainsi également que le Parti libéral a graduellement défini le roÌ‚le de l’État fédéral et la nature du débat politique au Canada, en devenant par le fait mé‚me le parti dominant. Aux États- Unis, ce sont les Républicains qui ont eu le dessus depuis la fin des années 1960, et ils ont largement contribué aÌ€ faire du pays ce qu’il est aujourd’hui, un pays bien plus aÌ€ droite que ses partenaires de l’OCDE, plus inégalitaire et, sur bien des plans, plus divisé. En ce sens, l’opposition que suggé€rent Fiorina et ses collé€gues entre les tendances de l’opinion et les vues des élites a ses limites. Ce sont en effet les débats politiques qui animent les élites qui, en définitive, façonnent la cul- ture politique du pays.

Dans cette perspective, l’élection présidentielle de novembre appa- raiÌ‚t particulié€rement importante, non pas tant parce qu’elle permettra un nouveau décompte entre les camps républicains et démocrates, mais plutoÌ‚t parce qu’elle contribuera aÌ€ définir pour les années aÌ€ venir la nature des relations entre les citoyens américains.

La présidence de George W. Bush a contribué aÌ€ polariser le débat politique et un deuxié€me mandat irait probablement dans le mé‚me sens. Les démocrates, note Clinton, ne peuvent pas faire ce choix. Pour prendre le pouvoir, ils doivent réu- nir les votes d’une vaste coalition réunis- sant blancs et noirs, juifs et catholiques, minorités de toutes sortes, et une bonne partie de la classe moyenne. John Kerry n’est pas Bill Clinton. Mais, comme lui, il devra construire et essayer de consolider cette coalition. Comme démocrate, il n’a pas le choix. Il doit réunir les uns et les autres. Pour les États-Unis, il s’agit proba- blement aussi de la meilleure perspective.

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