Au-delà du débat de fond sur l’à-propos du scrutin proportionnel pour le Québec, il importe d’analyser les caractéristiques du modèle proposé par le gouvernement pour mieux comprendre les motivations qui le sous-tendent.
En vertu d’un accord signé par la Coalition avenir Québec (CAQ) et trois autres partis d’opposition en mai 2018, le gouvernement de François Legault a déposé en septembre 2019 le projet de loi no 39 proposant l’établissement d’un nouveau mode de scrutin pour l’élection des députés provinciaux du Québec. Contrairement à ce que prévoyait l’accord de 2018, le projet de loi n’entrera en vigueur que s’il est approuvé par un référendum qui se tiendra en même temps que la prochaine élection, prévue pour le 3 octobre 2022. Ce référendum n’aura lieu que si le projet de loi a été auparavant adopté par l’Assemblée nationale et a obtenu l’appui du Parti québécois (PQ) et de Québec solidaire (QS), selon les souhaits du premier ministre. Tout cela fait beaucoup de si. Dans le meilleur des scénarios, le nouveau système n’entrerait en vigueur que bien après l’élection qui suivra celle prévue pour 2022.
Le modèle proposé, que le gouvernement se garde de qualifier de proportionnel, est décrit officiellement comme un « mode de scrutin mixte avec compensation régionale ». Il y aurait 80 députés élus à la pluralité des voix dans autant de circonscriptions, évidemment plus vastes que les 125 actuelles. S’y ajouteraient 45 députés régionaux élus dans les 17 régions administratives. La répartition des sièges devrait réduire les distorsions entre l’appui populaire à chaque parti et le nombre de circonscriptions remportées.
Les critiques ont fusé de tous côtés lors de l’audition des intervenants en commission parlementaire durant l’hiver 2020. Le projet constitue un moyen terme entre les systèmes mixtes compensatoires (Allemagne, Nouvelle-Zélande, Écosse) et le statu quo. Des simulations fondées sur le mode de scrutin proposé indiquent que la CAQ, avec seulement 37 % des voix, aurait remporté en 2018 environ 50 % des sièges au lieu des 59 % qu’elle a décrochés. Ce modèle serait moins proportionnel que celui présenté par le gouvernement de Jean Charest en 2004. Quoiqu’il réduirait l’écart entre l’appui populaire aux partis et le nombre des sièges obtenus, les distorsions demeureraient plus élevées que celles produites par la plupart des systèmes mixtes compensatoires existants. Inacceptable aux yeux des partisans du statu quo, le modèle proposé demeure trop timide pour les apôtres de la proportionnelle.
Le modèle de scrutin proposé serait moins proportionnel que celui présenté par le gouvernement de Jean Charest en 2004. Quoiqu’il réduirait l’écart entre l’appui populaire aux partis et le nombre des sièges obtenus, les distorsions demeureraient plus élevées que celles produites par la plupart des systèmes mixtes compensatoires existants.
Certaines des dispositions du projet semblent tellement étranges qu’un député péquiste a estimé que le premier ministre donne l’impression de vouloir le rendre inacceptable. Je voudrais démontrer ici que les mécanismes insolites du scrutin que le gouvernement propose, qui dérogent aux règles en vigueur dans les systèmes compensatoires, découlent d’une logique essentiellement politique. Elle est dictée par les deux obstacles majeurs sur lesquels ont buté toutes les tentatives antérieures au Québec, soit l’existence d’une solide majorité parlementaire au sein du Parlement appelé à voter l’adoption d’un système proportionnel et celle de monopoles partisans dans la plupart des régions. En bref, l’existence d’une majorité parlementaire constitue pour les politiciens au pouvoir, et pour ceux qui rêvent de prendre leur place, un nirvana dont la disparition serait catastrophique. Mais il y a plus.
Pour les députés du parti au pouvoir au niveau local, et pour bon nombre de leurs collègues d’en face, la proportionnelle risque de compliquer leur travail dans la circonscription et, au pire, de mettre fin à leur carrière politique. Le système actuel engendre au sein de chaque région un quasi-monopole de représentation au profit de l’un ou l’autre des partis. Actuellement, le PQ détient tous les sept sièges en Gaspésie et sur la Côte-Nord, le Parti libéral a élu 70 % de ses députés à Montréal et la CAQ domine très largement partout ailleurs. Les partisans du scrutin proportionnel se réjouissent à l’idée que celui-ci produirait dans chaque région une répartition des sièges reflétant davantage le pluralisme partisan. Cela implique toutefois que bon nombre des députés actuels, dans presque tous les camps, ne retrouveront pas leur siège. On ignore quels élus subiraient cette infortune, ce qui ne fait que renforcer l’anxiété de tous. Leur situation évoque celle de naufragés appelés à décider collectivement lesquels d’entre eux devront être éjectés du radeau.
Le modèle proposé tente donc d’amadouer la classe politique, et plus particulièrement le caucus caquiste, en rognant systématiquement le principe proportionnel. Les sièges compensatoires ne représenteraient que 36 % du total au lieu des 40 % promis. Pour les obtenir, il faudra remporter 10 % des voix dans l’ensemble du Québec, un seuil élevé qui n’existe qu’en Turquie. Pas moins de 11 régions compteraient 6 sièges ou moins, ce qui réduirait sensiblement les chances des petits partis et protégerait l’avantage des plus gros. On serait d’ailleurs en présence d’une proportionnelle à deux vitesses, puisqu’avec une vingtaine de sièges chacune, les régions de Montréal et de la Montérégie produiraient, elles, un résultat bien plus proportionnel. Par un heureux hasard, la première se trouve être une terre de mission pour la CAQ, qui n’y a obtenu que deux sièges avec 17 % des voix (42 % ailleurs au Québec). Une autre coïncidence providentielle fait en sorte que Montréal, avec la répartition régionale proposée, perdrait trois de ses 27 sièges actuels, un changement que n’envisageait nullement l’accord de 2018, qui promettait plutôt de « viser le respect du poids politique des régions ». Est-ce respecter le poids politique de la région de Montréal que de l’amputer de 11 % de sa députation ? À moins que, comme le veut une certaine novlangue québécoise, Montréal ne soit pas une région.
Le modèle proposé tente donc d’amadouer la classe politique, et plus particulièrement le caucus caquiste, en rognant systématiquement le principe proportionnel. Les sièges compensatoires ne représenteraient que 36 % du total au lieu des 40 % promis.
À toutes ces astuces classiques, la CAQ en a ajouté une de son invention. Dans chaque région, seulement la moitié des sièges de circonscription remportés par chaque parti serait prise en considération lors de la répartition des sièges compensatoires. Concrètement, cet artifice comptable, soigneusement dissimulé lors de la présentation du projet, permettrait au parti le plus fort de remporter un ou même deux sièges compensatoires qui normalement auraient dû revenir aux autres partis, et donc de mitiger la compensation. Cette trouvaille aurait procuré à la CAQ un gain net de quatre sièges en 2018, selon une simulation détaillée qui a été portée à mon attention. On la justifie par la préservation d’une majorité parlementaire, ce qui n’est que partiellement vrai, puisqu’elle aurait également donné à l’opposition officielle deux sièges de plus dans son bastion montréalais.
Bizarrement, le projet prévoit qu’un parti ne pourrait présenter plus de candidats sur sa liste régionale qu’il n’y a de sièges à pourvoir. Dans les quatre régions qui auraient un seul siège régional, ainsi que dans celles où un parti aurait obtenu la totalité des sièges régionaux (deux en 2018, selon la même simulation), la liste d’un parti serait donc « épuisée » après avoir obtenu un ou deux sièges régionaux. Comment remplacerait-on ces élus en cas de démission ou de décès ? Le parti nommerait alors pour leur succéder « un électeur pour occuper ce siège, pourvu qu’il ne soit pas inéligible » !
Dans un débat public où les adversaires de la proportionnelle qualifient à l’avance de député « nommé » tout député occupant un siège régional, cette disposition insolite m’a d’abord semblé résulter d’une simple inattention ou d’un manque de jugement. Après plus ample réflexion, je pense qu’elle cadre fort bien avec l’objectif central de sécuriser les élus en fonction. Quoi de plus utile en effet, pour rassurer les récalcitrants, que la perspective d’être éventuellement repêché après une défaite pour occuper l’un ou l’autre des sièges régionaux devenus vacants en cours de législature ? Après tout, les éventuels remplaçants, comme d’ailleurs tout candidat à un siège régional, sont exemptés de la moindre exigence d’enracinement dans la région représentée.
Les faiblesses du modèle mis en avant par le gouvernement Legault sont sérieuses. La relative indifférence qu’il suscite est peut-être attribuable à la certitude de l’échec référendaire qui ultimement le guette. Le vrai débat, tel qu’il se déroule en public depuis deux ans, porte en effet sur le principe même d’une réforme, non sur ses détails. L’hostilité manifeste des principaux médias du Québec, de l’opposition libérale, des politiciens municipaux et du milieu des affaires envers l’idée même d’une réforme, tout comme la tiédeur des députés ministériels, laissent en effet présager à ce stade-ci une dégelée en règle. Les organismes favorables à la proportionnelle, en dépit des sondages qu’ils brandissent, sont bien conscients de la fragilité de leurs appuis dans le public. Ils craignent avec raison que le gouvernement caquiste se cantonne dans la neutralité lors d’une campagne référendaire dont il espérait faire l’économie, et où on attend de lui qu’il défende un projet qui n’est pas vraiment le sien.
Ce projet est-il le meilleur dont on puisse accoucher dans les circonstances, au vu des obstacles analysés plus haut ? De l’audition des intervenants en commission parlementaire comme des négociations prévues entre le gouvernement, le PQ et QS, pourraient sortir des amendements faisant droit à certaines des objections soulevées.
Tout changement majeur aux règles électorales court le risque sérieux d’être dénoncé comme partisan. Dans le cas du projet de loi 39, l’accusation s’appuie sur des arguments solides. Une proportionnelle à deux vitesses permettrait à la CAQ et à son allié le plus sûr, le PQ, de balayer les régions où ils dominent, tout en obtenant leur dû à Montréal, où les résultats seront forcément plus proportionnels aux votes obtenus, vu le nombre élevé de sièges à pourvoir. L’opération s’accompagnerait d’un ratatinement injustifié du poids électoral de la seule région où ces deux partis sont les plus faibles. L’étonnant refus du Mouvement Démocratie nouvelle (MDN) et de QS de critiquer ce recul accroît la possibilité que le poids relatif de l’île de Montréal soit réduit encore davantage si le gouvernement accepte de créer les quatre sièges supplémentaires (portant le total à 129 députés) que le MDN et ses parrains syndicaux réclament pour les régions éloignées. Montréal fera alors les frais de la réforme.
L’auteur a rédigé en janvier 2020 un mémoire pour la Commission des institutions de l’Assemblée nationale.