Le projet d’un instrument international visant aÌ€ pro- téger la diversité culturelle a franchi une étape importante ces dernié€res semaines. Lors d’une réunion tenue au Cap, en Afrique du Sud, au mois d’octobre, les ministres de la culture de vingt et un pays ont en effet approuvé l’ébauche d’une éventuelle et probable Convention internationale sur la diversité culturelle. Dans les jours suivants, le Sommet de la francophonie de Beyrouth a lui aussi préconisé l’adoption d’un accord afin de mieux encadrer les EÌtats qui cherchent activement aÌ€ protéger leur culture. Le Canada et le Québec sont au nombre des pro- moteurs les plus convaincus de cet instrument, notam- ment au sein du Réseau international sur la politique cul- turelle. Avec comme toile de fond un nouveau cycle de négociations au sein de l’Organisation mondiale du com- merce (OMC), il devenait impérieux d’affirmer avec déter- mination le roÌ‚le de la culture comme moteur de l’identité. Lorsqu’on accole aÌ€ la culture une définition large qui puise ses racines dans les faits anthropologiques de chaque nation, le réflexe de protection en est un qui vient presque naturellement.
Cette initiative se situe dans un élan de protection iden- titaire des EÌtats. D’aucuns diront que les nations tendent de plus en plus aÌ€ se ressembler, que leur singularité s’efface et donne aux détails l’ampleur d’un trait fondamental. Dans cette optique, et considérant que la mondialisation accélé€re ce phénomé€ne, il devient pressant de valoriser ces dif- férences et de permettre leur libre déploiement. Toutefois, ce souci protecteur ne vise pas aÌ€ déstabiliser les fondements du droit économique international et veut donc préserver la quiétude relative des ententes économiques. Le jeu””au sens mécanique de l’intervalle qui permet le mouvement””per- met alors aux discours des EÌtats d’osciller entre la valorisa- tion de l’identité nationale et les bienfaits du commerce international.
On a longtemps réfléchi aux droits individuels et au droit au commerce de manié€re quasi abstraite, sans les intégrer au contexte social ou au particula- risme des cultures. L’affirmation d’une diversité culturelle est donc une façon de proposer un contrepoids aÌ€ une pensée qui vise l’universel sans s’encombrer du relatif et ainsi de placer des droits culturels parmi l’éventail des droits fon- damentaux. On exagé€re aÌ€ peine en affirmant que, dans le discours de plusieurs ministres de la Culture, l’inviolabilité de la culture coÌ‚toie aujourd’hui l’inviolabilité de l’é‚tre humain.
Certains fondements des droits culturels en tant que droits de la personne sont connus. La Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 posent les principes de l’accé€s de chaque citoyen aÌ€ la vie cul- turelle et de la protection des intéré‚ts des auteurs. Ces instruments sont rédigés sur le mode des grands principes, sans s’intéresser au contenu des politiques culturelles. Ils utilisent une définition qui ne retient pas comme fondement premier celui du maintien de la diversité culturelle, bien que le concept d’identité ne leur soit pas totale- ment étranger.
De son coÌ‚té, l’UNESCO a un long passé attes- tant son attachement aux politiques culturelles, de la Conférence intergouvernementale sur les poli- tiques culturelles en Europe tenue aÌ€ Helsinki en 1972 aÌ€ la Déclaration de Mexico de 1982. L’organisme a fait des droits culturels de vérita- bles droits de la personne, lesquels s’inscrivent au bas d’une typologie ouÌ€ l’on retrouve d’abord des droits politiques et des droits économiques : ces droits concernent l’individu et ne sont pas liés aÌ€ l’identité d’un peuple ou aÌ€ la survie de sa culture. Parallé€lement, l’UNESCO a abondamment traité de la culture comprise comme un fait de civilisa- tion. On pourrait citer nombre de documents rédigés pour le compte de l’organisme qui traduisent la préoccupation qui tient aujourd’hui le haut du pavé. En 1970 par exemple, dans Les droits culturels en tant que droits de l’homme, on aborde la question de la diversité des cultures et de leur survie dans le cadre d’une culture uni- verselle. En 2001, l’organisme adoptait la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, un texte qui reprend le thé€me du dia- logue des cultures et qui fait de la diversité cul- turelle un élément du « patrimoine commun de l’humanité » aussi important pour le genre humain que l’est la biodiversité pour le vivant.
L’enjeu auquel tente de répondre la Convention internationale sur la diversité culturelle est économique mais il est aussi lié de manié€re inextricable aÌ€ l’identité. Les produits et services cul- turels sont certes assimilables aÌ€ des marchandises mais il n’en demeure pas moins que ces marchan- dises sont différentes des autres, ainsi que le rap- pelait récemment la Déclaration de Beyrouth. Elles sont plus signifiantes que les marchandises usuelles parce qu’elles façonnent l’identité des EÌtats. Au Canada, le concept d’identité est d’ailleurs au cœur des politiques culturelles fédérales, comme en témoignent des législations aussi importantes que la Loi sur la radiodiffusion et la Loi sur les télécommunications. Au Québec, la notion d’identité est un des motifs d’intervention avoué, aux coÌ‚tés de la démocratisation de la cul- ture et du soutien aux auteurs et aux interpré€tes. Lorsque le Québec a l’impression qu’il est empé‚ché dans sa capacité d’établir des lois cul- turelles, il se replie généralement sur la notion d’identité pour dénoncer cet état de fait.
La Convention internationale sur la diversité culturelle devient une nécessité parce qu’il y a péril en la demeure, les EÌtats se sentant menacés dans leur pouvoir de mettre en œuvre des lois qui proté€gent leur culture. Les appels répétés aÌ€ l’avé€nement d’une contrainte organisée””qu’ils soient alarmistes ou modérés””ont tous en com- mun de faire ressortir les aspects néfastes de la libéralisation des échanges économiques. Le soutien public aÌ€ la culture est remis en cause et il s’agit donc de résister avec les meilleurs moyens possibles aÌ€ l’application des seules lois du marché au secteur culturel. L’absence d’un soutien étatique aÌ€ la culture fait craindre l’ef- fritement de cette culture au profit de celle du voisin du Sud qui arrive en trombe chez nous. L’uniformisation, l’homogénéisation, l’ablation des différences, tous ces concepts se réfé€rent essentiellement aÌ€ une mé‚me menace, celle de l’américanisation croissante des modes de vie. Le discours qui sous-tend la Convention ne condamne pas la culture américaine et ne verse pas dans un antiaméricanisme primaire; il vise au contraire aÌ€ permettre aÌ€ cette culture de se déployer mais aussi, et c’est laÌ€ que réside le point fort de l’argumentaire, de permettre aux autres cultures de s’exprimer. Ce que certains ont acquis par les lois du marché, les autres le gagneront par un mécanisme de contraintes.
Il faut souligner que, pour l’heure, les pro- duits et services culturels sont aÌ€ l’abri des accords de libéralisation du commerce. Sans entrer dans les nuances des accords qui délimitent ce secteur, on peut affirmer que le Canada et le Québec peu- vent adopter des mesures de protection cul- turelle, soit parce que les industries culturelles sont exemptées de l’application de l’ALEÌNA, ou soit parce que le Canada a inscrit des réserves ou qu’il a refusé de faire des concessions aÌ€ leur sujet. De manié€re générale on peut prétendre que le financement direct aux artistes, aux producteurs ou diffuseurs, les mesures fiscales, le controÌ‚le de la propriété des entreprises culturelles et l’imposi- tion d’un contenu national ont encore droit de citer, mé‚me si ces mesures représentent pour la plupart des entorses aux ré€gles normales d’un commerce sans entraves. La protection de la cul- ture représente ainsi une exception aux impéra- tifs du libre-échange. C’est pour ériger cette exception en principe autonome et, du mé‚me souffle, pour donner une suite tangible au postu- lat de la menace qui plane sur les identités locales, que certains EÌtats se sont engagés aÌ€ faire adopter un cadre réglementaire universel et contraignant.
La Convention internationale sur la diversité cul- turelle est donc un rempart que se donnent les EÌtats pour parer aux effets néfastes des ententes économiques sur la culture. Le projet qui est actuellement soumis n’a rien de défini- tif : il représente une ébauche et c’est aÌ€ ce titre, avec toutes les précautions qui doivent s’appli- quer, que ses grands principes seront ici com- mentés. L’ambition premié€re de l’instrument est de dépasser le stade de la Déclaration de l’UNESCO de 2001 et de créer des ré€gles contrai- gnantes, c’est-aÌ€-dire d’aller au-delaÌ€ d’une déclara- tion d’intention et d’agir pour ériger une norme légale.
D’entrée de jeu, lorsqu’on regarde l’ensem- ble de la problématique, on ne peut s’empé‚cher de voir apparaiÌ‚tre des traits paradoxaux. La rai- son en est toute simple : le nouvel instrument joue sur la double nature des EÌtats, celle de vouloir é‚tre partie prenante du commerce inter- national et celle d’encourager les moyens qui garantissent son identité. Les EÌtats se donnent donc des outils afin de se prémunir contre ce qu’ils ont eux-mé‚mes mis au monde et qu’ils encouragent de tous leurs vœux : l’OMC et le libre commerce. C’est d’ailleurs l’aspect le plus trouble du discours des gouvernements, soit la recherche d’un dosage entre commerce et cul- ture. Jamais est-il question d’atténuer l’emprise de l’OMC ou de retourner aÌ€ un hypothétique état de nature ouÌ€ le commerce extérieur était lourdement frappé de taxes. Rarement d’ailleurs les ré€gles ou les fondements de l’OMC sont remis en cause, comme s’il y avait laÌ€ quelque chose d’irrémédiablement acquis.
Cela dit, le projet consiste aÌ€ sortir la culture du mécanisme de l’exception négociée dans les divers accords économiques et aÌ€ mettre en œuvre un nouvel outil exclusivement dédié aÌ€ la recon- naissance et aÌ€ la protection de la diversité cul- turelle. Il s’agit pour la culture de changer de statut, de passer d’une exception négociée et tou- jours vulnérable aÌ€ une entité autonome qui aura le poids nécessaire pour établir un équilibre avec les ré€gles commerciales.
Dans le projet soumis, la culture est définie comme « l’ensemble des traits distincts spi- rituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social ». La Convention énonce ensuite quelques principes qui motivent le soutien aÌ€ la diversité culturelle dont ceux-ci : les biens et services cul- turels sont « vecteurs d’identité, de valeurs et de sens »; les EÌtats doivent trouver un équilibre entre la protection de leur propre culture et l’ou- verture aÌ€ celle des autres; le marché ne peut é‚tre le seul régulateur de la diversité culturelle. La Convention poursuit en reconnaissant l’impor- tance d’élaborer des politiques culturelles nationales, sans que le contenu de ces politiques soit dicté. Ainsi on rappelle que l’aide financié€re et les institutions de service public sont des poÌ‚les d’intervention privilégiés, mais que chaque EÌtat peut agir au gré des ressources dont il dispose. Sur cet aspect, ce qui distingue cette convention du régime usuel des accords internationaux c’est qu’elle ne prescrit pas de minimum aÌ€ atteindre pour chaque pays. Le contenu de ces politiques”” par exemple des niveaux de financement, des quotas de musique nationale ou des mesures pour rendre les musées plus accessibles””est laissé aÌ€ la discrétion des EÌtats. Le principe est donc de permettre aÌ€ chaque EÌtat de déterminer ses actions et, en ce sens, la Convention n’est pas un « Kyoto de la culture » comme certains l’ont nommée, parce qu’elle ne contient pas un seuil minimal aÌ€ atteindre. Elle demeure toutefois rap- prochée de l’esprit de ce type d’accord interna- tional en ceci qu’elle veut faire admettre sa pro- pre légitimité en l’énonçant dans un instrument autonome.
Plus loin, la Convention propose de renforcer la coopération culturelle internationale, par le biais d’échanges ou d’ententes, mais également en invi- tant les EÌtats aÌ€ se consulter afin de tenir des posi- tions communes. Ces aspects de la Convention, bien que fondamentaux, ne la distinguent pas des tentatives précédentes. Ce qui demeure novateur dans le projet soumis, et qui de ce point de vue tente de marquer un changement important de stratégie, est le chapitre qui inclut un dispositif institutionnel””qui inaugure essentiellement un conseil devant veiller au bon fonctionnement de la Convention””et un mécanisme de ré€glement des différends dans les cas ouÌ€ un EÌtat prendrait des mesures incompatibles avec la Convention. Ce dernier élément fait pour l’instant l’objet de deux options, lesquelles, sans entrer dans leurs modalités techniques, proposent d’abord l’avenue de la mé- diation et ensuite, en cas d’échec, envisagent des moyens de contraindre les EÌtats déclarés fautifs aÌ€ corriger la situation ou au plaignant aÌ€ exercer sur eux des formes de sanctions.
L’instrument proposé se veut un objet juridique autonome, mais il requiert un orga- nisme de rattachement pour maximiser ses effets. La solution qui pour l’instant est retenue intro- duit dans l’aré€ne un joueur qui a peu d’affinités avec le commerce et beaucoup avec la culture, l’UNESCO. Faire intervenir une instance qui a, aÌ€ maintes reprises, démontré son expertise cul- turelle représente un avantage non négligeable. Des réserves peuvent par contre é‚tre émises sur le pouvoir de contrainte de cette avenue. Il faut savoir que, placé sous l’égide de l’UNESCO, l’ins- trument ne lierait pas directement les membres de l’OMC. Cette option a néanmoins le mérite de loger les préoccupations culturelles aÌ€ une enseigne ouÌ€ la majorité des EÌtats sont présents, dont les EÌtats-Unis qui ont annoncé récemment leur intention de réintégrer l’organisme.
L’autre hypothé€se envisagée consistait aÌ€ abriter l’instrument au sein mé‚me de l’OMC. Cette solution, bien qu’elle comporte certains avantages, a été écartée en raison d’une méfiance documentée quant au sort que réserve l’OMC aÌ€ la culture. On croit ainsi que la culture se trouverait fragilisée si elle devait é‚tre protégée par l’instance mé‚me qui la menace. Il est vrai que de présenter la protection de la culture comme une exception au libre commerce peut, aÌ€ terme, mener aÌ€ l’ef- fritement de l’exception. Cependant, une notion de diversité culturelle qui serait inscrite comme principe premier et comme fondement de l’inter- prétation des différends soumis aÌ€ l’OMC””par exemple dans un accord distinct ouÌ€ l’on inscrirait aussi les droits de la personne, de l’environ- nement, etc.””pourrait avoir un impact tout autre. La chose aurait, et c’est peut-é‚tre son attrait le plus décisif, une capacité plus immédiate de contraindre les EÌtats. Par contre, la difficulté appréhendée de faire voter un tel instrument par les membres de l’OMC milite, aÌ€ prime abord du moins, contre cette approche.
Dans ce contexte, c’est toute la question des relations entre le nouvel instrument et l’OMC qui doit é‚tre éclaircie et qui permet un certain scepticisme quant aÌ€ l’approche retenue. Un tel enjeu est crucial, considérant par exemple qu’il n’y a pas encore de crité€res qui rattachent formellement les relations entre les accords envi- ronnementaux et les accords de l’OMC. Il demeure certain que les EÌtats pourront toujours recourir au mécanisme de l’OMC et ainsi é‚tre potentiellement confrontés aÌ€ des décisions con- currentes, l’une émanant d’une instance cul- turelle et l’autre d’une instance économique. Nul doute que la décision émanant de l’organe cul- turel, mé‚me si elle est prise avant celle de l’OMC, pourrait servir aÌ€ interpréter le différend aÌ€ l’OMC mais, aÌ€ l’évidence, ce type de phare interprétatif n’est pas en soi un outil contraignant. Il faudra donc que cet outil affirme rapidement et vigoureusement ses positions face aÌ€ l’OMC, afin de « contaminer » cette dernié€re avec des préoc- cupations culturelles.
La réussite du projet de Convention sera mesurée aÌ€ l’étalon de son pouvoir réel de contraindre ou, aÌ€ tout le moins, de convaincre. C’est sur cet aspect que les espoirs, tout comme les doutes, sont les plus profonds. S’il faut éventuellement ranger le nouvel instrument dans le rayon des bonnes inten- tions, rien n’aura été gagné. Ce n’est pas faire preuve d’hérésie que de douter de l’approche pri- vilégiée lorsqu’on la compare avec l’objectif fixé. Postuler que la culture recé€le de manié€re intrin- sé€que de grands pans de l’identité des EÌtats requiert d’aller au front pour inscrire ce principe dans les accords de l’OMC. Le risque de voir la diversité cul- turelle se marginaliser n’est pas levé avec l’entrée en scé€ne de la Convention et de l’UNESCO, parce qu’il faut nécessairement que les membres de l’OMC acceptent d’é‚tre liés par la nouvelle convention. Si les membres de l’OMC, qui sont aÌ€ peu pré€s les mé‚mes que ceux qui doivent signer la Déclaration, ne peuvent admettre que la culture est hiérar- chiquement supérieure au commerce, ou du moins qu’elle est son égale, il faut alors reprendre le débat au tout début et, au risque de devenir bé‚tement manichéen, placer les EÌtats devant l’alternative de choisir entre culture et commerce.
Ce texte s’appuie sur le projet de Déclaration rendu public par le gouvernement français sur le site Internet suivant : www.culture. gouv.fr/culture/actualites/politique/diversite/ diversite-consultation.htm