Afin de respecter l’échéancier imposé par la Cour supérieure du Québec dans son jugement de la cause Truchon et Gladu, le gouvernement fédéral tentera de forcer le Parlement à adopter dans les prochaines semaines son nouveau projet de loi portant sur l’aide médicale à mourir (AMM). Il devrait plutôt prendre en compte les inquiétudes soulevées par l’application de la loi actuelle, retourner à la planche à dessin et tout reprendre à zéro.

Le 11 septembre 2019, le jugement Truchon et Gladu établissait que certaines portions de la loi fédérale sur l’aide médicale à mourir, qui exigent que la mort soit « raisonnablement prévisible », enfreignent des droits protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. Nous ne partageons pas cet avis et regrettons que le gouvernement n’ait pas porté cette décision en appel. Le but premier du nouveau projet de loi est d’offrir l’AMM à des personnes qui souffrent de maladies chroniques ou qui sont handicapées, même si leur mort naturelle n’est pas imminente. Les personnes dont la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée n’auront pas accès à l’AMM. Le gouvernement justifie cette exclusion par les défis particuliers que la maladie mentale pose dans un contexte d’AMM, notamment la difficulté de prévoir l’évolution de la maladie mentale. Le projet de loi supprime par ailleurs la période de réflexion imposée aux personnes dont la fin de vie est proche, bien que la cause Truchon et Gladu n’exige rien à cet égard.

Ce projet de loi transformerait l’AMM, qui devrait être une procédure facilitant la mort, en une thérapie pour mettre fin aux souffrances de la vie — mais seulement pour certaines personnes. En effet, seulement celles qui ont des maladies chroniques et des handicaps se verront maintenant offrir l’AMM même quand leur mort naturelle n’est pas imminente. Seulement elles sont exposées à un risque plus élevé d’une mort prématurée.

Pour les personnes ayant une maladie chronique ou un handicap, le projet de loi introduit une période d’évaluation de 90 jours, combinée avec une évaluation d’admissibilité faite par un professionnel ayant une expertise dans la maladie chronique ou le handicap du patient. Ce professionnel devra s’assurer que tout demandeur reçoit de l’information au sujet de traitements alternatifs à l’AMM. Mais contrairement à tout autre pays au monde, ce projet de loi n’exige pas que l’on rende disponible et essaie d’autres traitements médicaux qui pourraient soulager la souffrance, avant de donner l’autorisation de mettre fin à la vie d’un patient.

Autrement dit, le projet de loi priorise la mort plutôt que la vie. Tout en montrant de l’empathie pour la souffrance souvent grave, il se fonde sur la présomption qu’un handicap ou une maladie chronique rend la vie intolérable ou diminue sa valeur. Promouvoir la participation du système de santé à un tel programme constitue une forme de discrimination mortelle. En effet, le nouveau projet de loi enlève aux personnes handicapées ou souffrant de maladies chroniques la protection contre une mort prématurée que la restriction de l’AMM au contexte de fin de vie offre aux autres.

Si on a invoqué dans les procédures judiciaires la souffrance intolérable comme principale raison pour élargir de toute urgence l’AMM, il semble plutôt que c’est un désir de décider du moment et de la façon de mourir, et la peur ― tout à fait compréhensible — de souffrances futures qui en sont à la base. Le fait que Nicole Gladu ait salué la décision en disant que le jugement lui a rendu « sa liberté » et qu’elle a encore des projets à réaliser avant de demander l’AMM semble refléter ce désir.

La question se pose alors si une limitation de la liberté de certaines personnes de choisir le moment et la façon de mourir — une limitation qui est temporaire, puisqu’elles auront accès à l’AMM quand la mort sera proche — est plus problématique que le fait qu’un plus grand nombre de personnes handicapées mourront dans des situations d’ambiguïté et de détresse si nous élargissons la loi.

Certains critiques considèrent que la période d’évaluation de 90 jours est trop longue, mais c’est en vérité une mesure de protection tout à fait inadéquate. Quand une personne subit un grand bouleversement sous la forme d’une maladie ou d’un handicap, il lui faut bien souvent beaucoup plus que trois mois pour réévaluer sa nouvelle réalité — et tout aussi longtemps, sinon plus, pour obtenir les appuis médicaux et financiers nécessaires.

Par exemple, une personne qui subit une blessure à la colonne vertébrale commence à peine à s’en remettre trois mois après l’accident. Bien qu’une telle blessure s’accompagne fréquemment de dépression, la victime pourrait demander et obtenir l’AMM avant que des ajustements de vie et des appuis essentiels aient pu venir lui redonner espoir.

Bien des personnes handicapées requièrent des soins à long terme spécialisés, et plus de 3 000 Québécois attendent une place en CHSLD. Des soins à domicile ou une aide à l’autonomie, de loin la solution privilégiée par les personnes vivant avec un handicap ― et la plus sécuritaire dans le contexte de la pandémie ― ne sont même pas offerts dans certaines provinces.

En 2017-2018 au Canada, le temps d’attente médian pour accéder à une clinique de douleur spécialisée était de 5 mois et demi, et il arrive qu’on doive attendre jusqu’à 4 ans. Une telle réalité rend l’accès à l’AMM bien plus « efficace » que l’obtention de traitements pour une douleur souvent débilitante.

La présente pandémie, qui touche les personnes vivant avec un handicap ou une maladie chronique de manière disproportionnée, ne fait qu’aggraver leur inquiétude.

Des experts et l’Organisation mondiale de la santé ont lancé des avertissements concernant l’effet dévastateur de la solitude, de l’isolement et de la réduction des soins sur la santé mentale des personnes âgées et autres personnes vulnérables durant la COVID-19. Les médias signalent comment le désespoir financier, la solitude et l’isolement poussent certaines personnes vivant avec un handicap à demander l’AMM. Jean Truchon a finalement devancé sa demande d’AMM par peur des conséquences de la pandémie.

Procéder à une expérimentation sociale en élargissant l’AMM à un moment où les personnes vulnérables le sont plus que jamais ne représente pas une politique progressiste, c’est de l’irresponsabilité.

Les parlementaires doivent prendre au sérieux l’aspect discriminatoire de l’élargissement de l’AMM et le fait que, comme l’indique la rapporteuse spéciale sur les droits des personnes handicapées des Nations unies, rendre accessible l’AMM à des personnes handicapées qui ne sont pas en fin de vie viole les droits de l’homme. Le contexte de la crise sanitaire confirme l’importance de renforcer les mesures de protection des personnes vivant avec un handicap ou une maladie chronique, au lieu de les réduire. Et cela, précisément pour assurer à ces personnes une protection égale contre une mort prématurée et pour réaffirmer du même coup notre croyance collective en la valeur égale de leurs existences. Certains experts ont prétendu qu’il est discriminatoire d’exclure la maladie mentale du projet de loi, mais il faut plutôt  continuer à accorder à toute personne ayant un handicap ou une maladie chronique la protection que les personnes souffrant d’une maladie mentale continueront, avec raison, de recevoir.

Le Parlement devrait renvoyer le gouvernement à la case départ plutôt que de se laisser prendre en otage par un échéancier que le gouvernement lui a imposé en ne faisant pas appel du jugement dans la décision Truchon et Gladu. Il ne faut pas oublier que d’autres tribunaux ne sont pas liés par une décision de première instance, et nous pouvons espérer qu’ils sauront mieux considérer l’impact négatif et discriminatoire d’un choix de faciliter la mort des personnes handicapées plutôt que de favoriser leur vie.

Photo : Shutterstock / Suwin 

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Trudo Lemmens
Trudo Lemmens is a professor and Scholl Chair in health law and policy at the faculty of law and the Dalla Lana School of Public Health at the University of Toronto.
Leah Krakowitz-Broker
Leah Krakowitz-Broker est étudiante au programme de juris doctor à la Faculté de droit de l’Université de Toronto. 

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