Depuis janvier 2014, le Québec et la Californie ont uni leurs forces pour créer l’un des plus importants marchés du carbone en Amérique du Nord. Pour le Québec, la vente d’unités d’émission de gaz à effet de serre (GES) a déjà permis de générer des revenus de plus de 967 millions de dollars et d’alimenter le Fonds vert destiné à financer des initiatives de lutte aux changements climatiques. La crédibilité de ce système de plafonnement et d’échange de droits d’émission repose notamment sur la capacité des grands émetteurs industriels à mesurer et divulguer adéquatement leur performance climatique. De façon générale, la mesurabilité des émissions de GES tend à être tenue pour acquise, en particulier par les dirigeants politiques, de nombreux scientifiques et le public en général. Cependant, une étude empirique reposant sur l’analyse de rapports de développement durable et sur une trentaine d’entretiens auprès de gestionnaires d’entreprises québécoises considérées comme de grands émetteurs industriels et auprès d’experts du domaine met en lumière les nombreuses incertitudes dans la mesure et la vérification des inventaires de GES (voir notre article dans Energy Policy, 2013). Bien qu’elles puissent grandement nuire à la crédibilité du marché du carbone, ces incertitudes ont été négligées voire oubliées dans le débat public sur les politiques climatiques.

Un premier élément mentionné par certaines entreprises concerne la complexité à réaliser un inventaire des émissions de GES, qui est non reconnue et banalisée. Pour ce qui est des installations industrielles, l’estimation précise des émissions exige une expertise pointue et dépend notamment de la qualité des instruments utilisés. Par exemple, quelques dirigeants ont mentionné les incertitudes concernant la mesure de contaminants comme les oxydes nitreux ou encore les perfluorocarbures (PFC). Les postulats d’objectivité et de standardisation qui sous-tendent la réglementation québécoise semblent reposer sur des bases fragiles, et plusieurs répondants ont souligné le fossé existant entre les inventaires de GES officiellement déclarés et la réalité. Un spécialiste en environnement dans le secteur de l’aluminium explique :

Il peut y avoir une petite incertitude là-dessus […] À la tonne près, on n’est pas là. À la dizaine ou à la centaine de tonnes, on n’est pas là non plus. Mais bon, à 100 000 tonnes, on ne doit pas être loin.

Cette différence potentielle de 100 000 tonnes représente tout de même environ 10 % des émissions de cette installation ! C’est également l’équivalent de 1,7 millions de dollars sur le marché du carbone selon les chiffres de novembre 2015. Pour une multinationale, cette différence dans les estimations peut représenter des millions en économies ou, dans le cas inverse, en dépenses additionnelles. À une échelle plus globale, la multiplication des approximations et les incertitudes sur les émissions réelles des entreprises constitue un sérieux défi pour le bon fonctionnement et le développement du marché du carbone.

Le deuxième élément mentionné par certains dirigeants a trait aux changements dans le temps des données climatiques et des méthodes de mesure. Comme l’explique un gestionnaire dans le secteur de la métallurgie qui, après vérification, a constaté un décalage significatif entre les données divulguées publiquement et ses estimations :

En ce moment, on tente de valider les données des dernières années afin d’évaluer notre réduction de GES et l’efficacité de nos programmes d’amélioration en termes d’investissements. Je peux vous confirmer qu’il y a un écart entre ce qui a été déclaré publiquement dans le passé et ce qui est réévalué. 

Ces changements significatifs dans les estimations des émissions de GES ne sont évidemment pas mentionnés dans les informations divulguées par les entreprises, qui tendent à se conformer aux postulats rassurants sur la rationalité, la rigueur et la précision des données climatiques. La remise en cause de ces postulats dominants pourrait en effet ébranler la légitimité sociale des entreprises, surtout dans une période où la lutte aux changements climatiques est au centre de l’actualité. Un constat assez similaire peut être fait en ce qui concerne les documents officiels des gouvernements sur le suivi des émissions de GES. Un gestionnaire dans le secteur de la métallurgie nous a également mentionné avoir suscité l’incrédulité des autorités ministérielles pour avoir osé lever impudiquement le voile sur les problèmes de mesure :

The inner workings of government
Keep track of who’s doing what to get federal policy made. In The Functionary.
The Functionary
Our newsletter about the public service. Nominated for a Digital Publishing Award.

Ils m’ont dit que j’étais le premier à oser aborder le problème du manque de précision et ses conséquences sur les entreprises. J’en ai parlé lors d’une rencontre avec des responsables au ministère de l’Environnent, et ils m’ont regardé comme un extraterrestre. Ils m’ont dit qu’aucune entreprise n’avait abordé ce sujet lors des rencontres de travail sur la WCI [Western Climate Initiative]. Ils étaient tous abasourdis.

La relation financière entre les entreprises et les gouvernements, notamment par la mise en place de programmes d’aide aux initiatives vertes, peut également expliquer la tendance de certaines entreprises à camoufler l’imprécision des données divulguées. Cette imprécision a d’ailleurs été soulignée par la majorité des répondants rencontrés. Comme le résume un gestionnaire dans le secteur de la pétrochimie : « Ce qui est proposé par le gouvernement ne donne pas nécessairement un bon portrait de la situation. »

Le dernier élément mentionné par les répondants concerne des problèmes lors des processus de vérification des inventaires de GES. Cette étape est censée assurer la validité et la fiabilité des données divulguées par les entreprises aux autorités gouvernementales. Cependant, certains grands émetteurs remettent en question la rigueur du processus de vérification, voire les compétences de certains organismes de vérification. Selon un gestionnaire dans le secteur de la métallurgie, aucune société spécialisée ne serait capable de valider leurs estimations. De plus, la relation de type client-fournisseur entre les entreprises et les organismes de vérification peut nuire à l’impartialité et à la crédibilité des estimations. Les conséquences du manque d’indépendance dans le processus de mesure des émissions peuvent être majeures. Comme le mentionne un auditeur rencontré : « C’est certain : payer pour une évaluation neutre et indépendante de son système est critiquable. » La question est de savoir si la tentation de camoufler certaines informations ne sera pas trop grande pour les entreprises et les organismes de vérification. Selon un autre auditeur, avec le développement du marché du carbone, il n’est pas improbable que des situations de fraude similaires à celles observées dans le secteur financier avec l’affaire Enron soient mises à jour.

En conclusion, les systèmes de plafonnement et d’échange de droits d’émission représentent une solution a priori pertinente pour réduire de façon efficiente les émissions industrielles. En principe, ces systèmes permettent notamment d’instaurer une logique « pollueur-payeur » pour les entreprises qui n’ont pas atteint leurs objectifs de réduction et qui doivent faire l’acquisition de droits d’émission sur le marché du carbone. Ce marché offre également des possibilités de revenus supplémentaires pour les entreprises qui ont réussi à atteindre leurs objectifs et qui peuvent vendre des droits d’émission. Cependant, la crédibilité de ce système d’échange suppose l’existence d’informations transparentes et vérifiées de façon rigoureuse. Les politiques climatiques québécoises et canadiennes pourraient-elles survivre à des scandales climatiques ?  Pour prévenir une telle situation,  nos gouvernements ne peuvent ignorer plus longtemps les incertitudes actuelles dans l’évaluation des émissions de GES et doivent mettre en place des mécanismes beaucoup plus rigoureux pour les réduire.

Photo : Shutterstock / Sakarin Sawasdinaka

David Talbot
David Talbot est professeur adjoint à l’École nationale d’administration publique et chercheur associé au Centre de recherche sur la gouvernance.
Olivier Boiral
Olivier Boiral est professeur titulaire à la Faculté de sciences de l’administration de l’Université Laval.

You are welcome to republish this Policy Options article online or in print periodicals, under a Creative Commons/No Derivatives licence.

Creative Commons License