À l’occasion du 25anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés, de nombreux articles dans les journaux et les revues spécialisées, telle Options politiques, ont souligné les grandeurs et les misé€res de ce texte fondateur inscrit par Pierre Elliott Trudeau dans la Loi constitutionnelle de 1982. Ce que ces articles ont omis le plus souvent de dire, c’est que deux lectures opposées de la Charte canadienne s’affrontent au pays : une premié€re, qui a cours chez les juristes et qui est généralement bien accueillie au Québec, et une seconde, qui s’est installée dans l’esprit de nombreux politiciens et que partage la vaste majorité de nos compatriotes du reste du Canada.

Aux yeux des juristes, trois caractéristiques fondamentales distinguent la Charte canadienne des droits et libertés de la charte américaine. En premier lieu, la Charte canadienne affirme d’emblée, dans son premier article, que les droits et les libertés qu’elle garantit aux individus peuvent é‚tre restreints « par une ré€gle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démon- trer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Cette clause fondamentale permet, selon l’ancien sous-ministre fédéral de la Justice, Roger Tassé, de préserver un juste équilibre entre droits individuels et droits collectifs, et de prémunir le Canada contre la judiciarisation excessive des débats sociopolitiques qui a cours aux États-Unis.

Deuxié€mement, la Charte canadienne comporte une clause dérogatoire, dite clause nonobstant, qui autorise les lé- gislatures du pays aÌ€ se soustraire aux obligations de la Charte si les élus jugent inacceptable l’interprétation qu’en font les tribunaux. Cette clause (article 33) permet de respecter la sépa- ration entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire en accordant le dernier mot aux élus du peuple, aÌ€ eux la charge de faire périodiquement la preuve que pareille dérogation aux obligations de la Charte se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique. C’est ainsi, nous assurent les spécia- listes, que le Canada s’est prémuni contre le « gouvernement par les juges » qui sévit chez nos voisins du sud.

Enfin, la Charte canadienne reconnaiÌ‚t des droits collectifs « ancestraux ou issus de traités » aux peuples autochtones du Canada (article 35). Et elle stipule (article 25) que les droits et libertés qu’elle garantit aux individus ne portent pas atteinte aÌ€ ces droits collectifs.

Ces dispositions permettent, aux yeux de bon nombre de défenseurs de la Charte ”” dont je suis ”” de renouer avec la « nouvelle nationalité de l’esprit » de George-Étienne Cartier et de D’Arcy McGee pour pratiquer une véritable « citoyenneté supranationale » et assurer ainsi « l’union sans fusion » des peuples fondateurs du Canada au sein d’une fédération mo- derne fondée sur le refus du « melting pot » aÌ€ l’américaine.

Malheureusement, ce qui prévaut aujourd’hui dans le cœur et dans l’esprit de la majorité des politiciens et des citoyens du reste du Canada n’est pas cette lecture juridique de la Charte, mais la lecture carrément politique qu’en a faite Pierre Elliott Trudeau dans son combat contre les accords de Meech et de Charlottetown.

Se réclamant d’une vision individualiste, égalitariste et anticommunautaire de « la » nation canadienne, M. Trudeau, le politicien anti-Meech, a condamné avec véhémence l’idée mé‚me d’obliger les juges aÌ€ tenir compte du caracté€re distinct de la société québécoise dans l’interprétation de la Charte et de la Constitution du Canada. Et les Canadiens du ROC se sont rangés derrié€re lui. Ils ont rejeté l’Accord du lac Meech et demeurent toujours convaincus que prendre en considération le caracté€re distinct de la société québécoise dans l’interprétation de la Constitution serait accorder automatiquement préséance aux droits collectifs sur les droits individuels garantis par la Charte et instaurer ainsi une inégalité de traitement des citoyens au sein de « la nation canadienne ».

Au nom de cette mé‚me conception égalitariste et anticommunautaire de la nation canadienne, M. Trudeau a réclamé lors du débat sur Meech l’abolition de la clause nonobstant afin qu’aucun politi- cien ne puisse y recourir pour s’opposer au libre choix linguistique des citoyens, aÌ€ l’encontre de ce que Robert Bourassa a fait pour protéger le français comme langue d’affichage commercial en 1988. Et voulant se montrer plus catholique que le pape, Brian Mulroney et Paul Martin ont maintes fois répété leur volonté de mettre au rancart cette clause afin d’accorder le dernier mot aux tribunaux en matié€re de protection des droits et des libertés. Pourquoi soulever un débat politique déchirant sur le mariage gai ou le suicide assisté quand il est tellement plus facile de demander aux juges de trancher ces questions épineuses au nom d’une charte des droits sacralisée et mise aÌ€ l’abri des élus du peuple?

Néanmoins, plusieurs personnes ont pris la défense de la clause dérogatoire, ne mentionnons que l’éminent juriste Peter H. Russell, qui a cru nécessaire de s’opposer aux Mulroney et Martin dans un article paru tout récemment dans Options politiques (février 2007). Et mé‚me Tom Axworthy, un trudeauiste de stricte allégeance, est monté au créneau pour plaider en faveur d’une sauvegarde de cette clause (Options politiques, mars 2007).

Quant aux droits collectifs reconnus aux peuples autochtones, seule la mauvaise conscience face aux injustices et aux mauvais traitements subis par les Premié€res nations du Canada les rend tolérables aux Canadiens. Mais il n’est pas question de reconnaiÌ‚tre dans la Constitution les droits historiques du Québec aÌ€ titre de seule société majoritairement francophone au pays et en Amérique du Nord. AÌ€ preuve, mé‚me la motion Harper, une reconnaissance purement symbolique que « les Québécois forment une nation distincte au sein d’un Canada uni », votée par le Parlement aÌ€ la demande du premier ministre, a été massivement désapprouvée par l’opinion publique du ROC.

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Lorsqu’on jette un regard sur ces deux lectures opposées de la Charte canadienne, on s’aperçoit que la premié€re correspond en gros aÌ€ la vision personnaliste communautaire des droits de la personne que Trudeau pré‚chait aÌ€ l’époque de Cité libre. Vision que partagent spontanément les Québécois parce qu’elle est compatible avec la conception « multinationale » qu’ils se font depuis toujours du pacte confédératif canadien de 1867.

À l’inverse, on constate que la seconde lecture représente la vision républicaine, individualiste et anticommunautaire de « la » nation canadienne que Trudeau le politique défendait dans son combat contre Meech. Vision que le reste du Canada a spontanément adoptée parce que son inconscient collectif demeure imprégné du vieux ré‚ve unitaire d’un John A. Macdonald inconsolable de l’assimilation ratée des Canadiens français sous l’Acte d’union de 1840.

J’ai montré, textes aÌ€ l’appui, dans mon livre Pierre Elliott Trudeau : l’intellectuel et le politique, que la philosophie du personnalisme communautaire de Mounier et de Maritain pratiquée par Trudeau, l’intellectuel de Cité libre, est tout aÌ€ fait conciliable avec la lecture juridique de la Charte canadienne décrite plus haut, mais que cette école de pensée contredit carrément la lecture politique ”” individualiste et anticommunautaire ”” que Trudeau le politicien a fait de cette mé‚me Charte lors de son combat contre Meech.

Pour sauver M. Trudeau de cette contradiction, Max Nemni, dans un article paru en février 2007 dans Options politiques, cite les écrits de Maritain en gommant systématiquement la dimension communautaire du personnalisme et sa défense des droits collectifs. Nemni cé€de ainsi aÌ€ la tentation, tristement dénoncée par Mounier, de recouvrir pudiquement du manteau personnaliste un trudeauisme devenu « simple avatar de l’individualisme ».

Si ce qui précé€de est juste, et si le Québec ne voit vraiment pas la Charte du mé‚me œil que le reste du Canada, que vaut un sondage du Globe and Mail qui montre, comme l’a rapporté André Pratte dans La Presse du 11 avril, que « 61 p. 100 des Québécois estiment que la charte a eu un impact positif », alors que « dans le reste du Canada cette proportion n’est que de 50 p. 100 »? Et lorsque M. Pratte écrit que « 47 p. 100 des Québécois jugent que la Cour supré‚me du Canada s’est bien acquittée de son devoir de protection des droits de la personne », mais que « 56 p. 100 pensent que la protection accordée au nom du respect de la liberté de religion peut mener aÌ€ des abus, une crainte que partagent seulement 29 p. 100 des autres Canadiens », que faut-il en con- clure au juste?

La vérité est qu’une charte des droits et libertés n’est pas seulement un document juridique qui relé€ve de l’interprétation des tribunaux. C’est aussi, par son origine et son intention premié€re, un document politique : une proclamation solennelle du « contrat social » ”” c’est-aÌ€-dire des valeurs communes et des obligations réciproques qui fondent la citoyenneté et le vouloir-vivre collectif d’un pays. Et cela devrait nous donner aÌ€ réfléchir.

Lorsque les appuis populaires aÌ€ une Charte qui se veut unificatrice du Canada et refondatrice de la citoyenneté canadienne sont aussi faibles et aussi divergents d’une région aÌ€ l’autre du pays, peut-on vraiment pavoiser? Et peut-on conclure, en tablant sur les chiffres cités plus haut, comme l’a fait l’éditorialiste en chef de La Presse, que « les Québécois voient d’un œil tré€s favorable » la Charte que M. Trudeau leur a imposée sans le consentement de l’Assemblée nationale en 1982?

La triste réalité est que deux lectures divergentes de la Charte, inspirées par deux visions opposées du pays, se font la lutte au Canada. Et se fermer les yeux sur ce fait indéniable, c’est s’aveugler sur la profondeur du mal canadien ou, pire encore, se résigner aÌ€ une érosion inéluctable du vouloir-vivre collectif du pays.

Le Canada et le Québec méritent mieux que cela.

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