Nous avons été nombreux cet été à trouver qu’Yves Bolduc avait abusé en touchant à la fois son salaire de député, ses honoraires de médecin et une prime de 215 000 dollars pour avoir inscrit sur un formulaire 1 500 patients qu’il était en fait peu susceptible de prendre en charge. Comme le déplorait Claude Castonguay, le nouveau ministre de l’Éducation avait été « chercher le maximum en donnant le minimum ».
Le ministre s’est défendu en plaidant qu’il avait l’habitude de travailler fort et qu’il méritait chacun de ces dollars qu’il avait gagnés pendant que d’autres allaient souper ou faire du ski. Mais combien d’entre nous peuvent récolter des primes de cet ordre en guise de remerciement pour un travail par ailleurs bien payé, grugé sur le temps d’un autre emploi, également rémunéré ? Le mérite consiste-t-il donc à savoir détourner à ses propres fins un programme d’incitations mal conçu ? Et une telle gourmandise n’est-elle pas indécente quand on appartient à un gouvernement qui ne trouve plus les modestes fonds nécessaires pour permettre à l’Institut de coopération pour l’éducation des adultes (ICEA) de continuer à tenir la Semaine québécoise des adultes en formation ?
Collectivement, nous aimons bien penser qu’il devrait y avoir un lien entre le mérite, les efforts et les revenus. Il faut bien admettre cependant que, dans nos sociétés, ce lien est souvent mis à mal. La richesse ne récompense pas toujours le mérite et les efforts, loin s’en faut. Nos bonnes ou mauvaises fortunes tiennent beaucoup à la place que nous occupons dans l’ordre social, et parfois à des manœuvres qui semblent moins que dignes.
Mais ce jeu de places propre à chaque société n’est que de la petite bière comparativement à ce qui se passe à l’échelle mondiale. Dans un article à paraître dans la Review of Economics and Statistics, l’économiste serbo-américain Branko Milanovic, longtemps associé à la Banque mondiale, estime que plus de la moitié des écarts de revenu qui séparent les personnes dans le monde sont attribuables à deux seuls facteurs : le pays de résidence et la distribution du revenu dans ce pays. Deux « circonstances » qui sont au-delà du contrôle de toute personne expliquent ainsi la moitié — et jusqu’à 75 p. 100 selon le modèle statistique retenu — de la variation dans les revenus individuels.
Si on ajoutait d’autres causes structurelles plausibles, comme le genre ou l’ethnicité, on obtiendrait un modèle un peu plus achevé des déterminants du revenu individuel. Mais la seule appartenance à un pays donné compte déjà pour beaucoup, et elle réduit significativement la part du mérite, des efforts et de la chance dans l’explication du succès financier.
La grande majorité des habitants de la planète (97 p. 100) font leur vie là où ils naissent. Aussi vaillants soient-ils — même s’ils sautent un souper ou s’abstiennent de skier —, ils ne peuvent rien faire individuellement pour changer le revenu de leur pays ou sa distribution. Ils peuvent simplement se positionner un peu mieux, ou un peu moins bien, à l’intérieur des limites données par leur situation nationale. Pour une bonne part, donc, les dés sont jetés dès notre naissance dans un lieu donné.
Lors d’une conférence présentée en juillet, Milanovic parlait d’une « rente » pour décrire cette situation, une rente étant un avantage arbitraire sans lien avec la justice, le mérite ou les efforts. Comme citoyens d’un pays riche, nous sommes tous, à l’échelle mondiale, des rentiers.
Faisant intuitivement le même constat que Milanovic, les parents de plusieurs pays d’Amérique centrale envoient leurs enfants sans accompagnement vers les États-Unis en espérant qu’ils pourront un jour s’y faire une place, loin de la misère et de la violence. En Méditerranée, l’Europe n’a de cesse de refouler une immigration clandestine qui semble pratiquement hors de contrôle, et les Australiens font aussi face à de nombreux bateaux chargés de migrants sans papiers.
Seule la distance protège un peu le Canada à cet égard. Chose certaine, le caractère déterminant de la localisation individuelle n’est pas un secret pour les pauvres.
À long terme, il n’y a qu’une croissance soutenue dans les pays du Sud qui pourrait corriger la situation. Ce scénario n’est d’ailleurs pas impossible. Dans une autre analyse qui a eu beaucoup d’échos, publiée en 2013 dans la revue Global Policy, Milanovic montre qu’entre 1988 et 2008, la distribution des revenus a beaucoup changé.
On le savait : les plus riches de la planète s’en sont bien tirés, et ils ont continué de s’enrichir pendant que les classes moyennes des pays du Nord voyaient leurs revenus stagner. Mais dans plusieurs pays émergents (la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Brésil), une nouvelle classe moyenne est aussi apparue, et, en 20 ans, elle s’est nettement enrichie. Lors de la Coupe du monde 2014 au Brésil, par exemple, les visiteurs de cette nouvelle classe moyenne latino-américaine étaient bien visibles.
À l’échelle mondiale, la distribution des revenus est donc en train de bouger, et pas simplement pour favoriser les plus riches. Grâce à la mondialisation, la répartition des places dans la distribution internationale des revenus et des conditions de vie se modifie graduellement pour créer un monde un peu moins polarisé.
Mais l’horizon du développement demeure lointain, et, pour certains pays, il semble pratiquement hors de portée. Il faudrait donc, propose Milanovic, reconnaître la chance qu’il y a à naître au bon endroit, et accepter que la justice et le développement passent aussi par une certaine ouverture à la mobilité des personnes. Pour bien des citoyens de la planète, l’immigration demeure encore le plus grand espoir d’une vie meilleure, pour eux et pour leurs enfants. Il faut donc le garder à l’esprit, en admettant que notre sort à tous tient finalement bien peu à nos mérites et à nos efforts.
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