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En mars 2024, tous les partis représentés au Parlement québécois se sont entendus pour annuler le redécoupage de la carte électorale provinciale, censé avoir lieu après deux élections générales. Une nouvelle carte électorale n’entrera en vigueur qu’en 2030, ce qui permettra entre-temps de modifier les critères de délimitation prévus dans la Loi électorale. C’est un geste déplorable.

Il est bien connu que la meilleure façon de prévenir une hausse des inégalités de représentation est d’actualiser le découpage à des intervalles pas trop éloignés l’un de l’autre. La carte devait être revue après deux élections, un échéancier qui a été respecté jusqu’à tout récemment (la carte de 2001 est la seule exception, justifiée par la tenue d’élections anticipées en 2008).

Sauf pour l’Île-du-Prince-Édouard, les lois des autres provinces prévoient toutes un rajustement du découpage électoral soit aux dix ans, soit après deux élections. Vérification faite, en plus de 30 ans, aucune n’a posé un geste aussi grave que l’annulation pure et simple d’un découpage électoral prévu par ses propres lois. Au fédéral, il y a eu un redécoupage chaque décennie.

La décision de nos parlementaires déroge donc non seulement aux pratiques du Québec, mais à celles en vigueur partout au pays. Le découpage actuel, déjà vieux de six ans, servira au minimum à trois élections successives tenues dans les délais normaux, y compris celle prévue pour 2026.

Les députés n’ont même pas donné à la Commission de la représentation électorale la chance de revoir sa position à la lumière des critiques qui lui avaient été adressées. L’expérience enseigne pourtant qu’une fois leurs conclusions initiales déposées, les organismes du genre ont tendance à lâcher du lest pour tenir compte des observations qui leur avaient été faites, ce qui est légitime.

Déjà élevées, les inégalités vont augmenter

Au Québec, pas moins de 14 circonscriptions ne respectent pas les limites minimales ou maximales quant au nombre d’électeurs. Selon la commission, le nombre de circonscriptions en situation d’exception passera de 14 à 17 lors des prochaines élections. L’actuel découpage québécois fait déjà assez piètre figure au chapitre de l’égalité des électeurs, puisque le Québec se situe au 7e rang parmi les provinces canadiennes en ce domaine.

L’Assemblée nationale avait annoncé ses couleurs en affirmant à l’unanimité, sans débat, deux fois plutôt qu’une, un nouveau dogme selon lequel « toute perte de poids politique que subissent nos régions québécoises met en péril la santé démocratique de notre nation ».

Il est arrivé des dizaines de fois, au Québec comme ailleurs, qu’une région dont la démographie recule en termes relatifs connaisse cette infortune. Les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie comptaient 10 sièges (sur 95) au début des années 60, contre 7 (sur 125) aujourd’hui.  Personne n’a suggéré sérieusement que la « santé démocratique » du Québec en ait souffert pour autant, quel que soit le sens que l’on donne à cette formule pour le moins vague.

C’est plutôt l’immobilisme réclamé par les députés en matière de découpage électoral qui, très clairement, atteint le principe démocratique lui-même, en enchâssant les privilèges des régions déclinantes au mépris de la démographie réelle.

Quand les députés défendent « les régions »

En décidant de plafonner il y a longtemps leur nombre à 125, les députés ont créé eux-mêmes un jeu à somme nulle qui accroît la possibilité qu’une région en déclin perde une circonscription, un scénario que la possibilité d’augmenter la taille de l’Assemblée peut permettre d’éviter.

Les redécoupages affectent maintenant assez peu la force respective des différents partis, d’où la tentation parmi ceux-ci de se faire du capital politique à bon marché en se bousculant pour défendre « les régions », où l’on dit que se décident les élections.

À la fin des années soixante, René Lévesque lui-même rappelait que « la démocratie repose sur l’égalité des électeurs ». Il dénonçait les manœuvres des « conservateurs » en vue de « maintenir les vieilles cartes électorales qui leur permettent de dominer les parlements », dénonçant les « patroneux » et les « démagogues » qui entretenaient « l’illusion » selon laquelle les intérêts des populations rurales étaient ainsi mieux servis.

Ces coups de gueule de Lévesque, pourtant Gaspésien d’origine, contre les iniquités du découpage électoral de jadis ont été oubliés par ses héritiers politiques du Parti québécois. Maintenant qu’ils réalisent leurs meilleurs scores dans les régions déclinantes qui les boudaient à leurs débuts, ils en sont devenus les défenseurs les plus éloquents.

La même évolution est survenue chez Québec solidaire. Tout en reconnaissant et en déplorant « la gravité du marasme qui affecte la survie même de certaines régions », le parti soutenait pourtant en 2010 que « la solution ne passe pas par leur surreprésentation à l’Assemblée nationale au mépris de règles démocratiques fondamentales. Ce genre de fausse solution procure certes un sentiment de sécurité trompeur aux citoyens et aux citoyennes concernées. (…) Ce n’est donc pas en ajoutant quelques députés supplémentaires qu’on va régler les problèmes auxquels les régions font face ».

Chez les libéraux prévaut toujours la crainte existentielle d’être confinés à l’ouest de Montréal. Soucieux d’amadouer les régions éloignées, ils ont sous Jean Charest retardé la réforme de 2011 autant qu’ils le pouvaient, ce qui n’a pas empêché leur cauchemar d’autrefois de devenir réalité.

L’unanimité des trois partis d’opposition a contraint la CAQ, qui envisageait initialement de laisser le processus se poursuivre, à présenter un projet de loi annulant le redécoupage. Après tout, les circonscriptions gaspésiennes dont la fusion était proposée sont toutes deux représentées par des caquistes, dont l’une est ministre. D’autre part, l’annulation du découpage permettra d’éviter dans l’immédiat une augmentation du nombre de sièges à l’Assemblée nationale, une perspective qui semble horripiler le premier ministre Legault.

Les maires et les préfets des régions déclinantes dominent maintenant les débats sur le découpage électoral. Ils ont bien failli torpiller la réforme de 2011, et obtenu par la suite la multiplication des dispenses en leur faveur. L’un d’entre eux a été jusqu’à dire l’automne dernier qu’ils avaient « le couteau entre les dents ».

Pendant ce temps, les régions dynamiques, qui voient leur population croître, regardent généralement le train passer. Le Conseil des préfets et des maires de la région des Laurentides a tout de même noté que l’annulation de la refonte privait son territoire d’un nouveau siège, justifié par la croissance démographique.

Reporter l’inévitable

En reportant à plus tard l’imposition de nouveaux critères de découpage, les députés ont pelleté la neige en avant. La touchante unanimité qu’ils ont affichée en s’épargnant les affres d’un redécoupage pourrait bien s’effriter lorsque les palliatifs communément suggérés seront examinés avec soin.

On va vite s’apercevoir que l’idée de découper les circonscriptions sur la base de la population plutôt que du nombre d’électeurs va directement à l’encontre de l’objectif de préserver le poids politique des régions éloignées. La Gaspésie compte 3,2 % des députés, mais 1,9 % des électeurs et un pourcentage légèrement moindre (1,7 %) de la population.

Une autre solution souvent évoquée est l’augmentation du nombre total de sièges. Ce serait un moindre mal, mais le poids politique des régions déclinantes sera tout de même légèrement dilué dans un total plus élevé. Cette voie a été explorée par le gouvernement Charest, qui a accouché péniblement de deux projets de loi allant dans cette direction. Aucun n’a pu faire consensus et il lui a fallu jeter l’éponge.

La classe politique québécoise, dans son ensemble, semble être demeuré à l’écoute de ce que Louis Hémon appelait en son temps « la voie élégiaque du Québec », et selon laquelle, chez nous, « rien ne doit mourir, et rien ne doit changer ». En matière de réforme du mode de scrutin, les engagements, même les plus fermes, ont été reniés par ceux qui les avaient pris. Comme pour illustrer que le respect des situations acquises importe à leurs yeux plus que tout, les députés bloquent le changement même sur le dossier moins lourd de conséquences que constitue la carte électorale.

Ils veulent bien laisser les détails du découpage électoral à une commission dont ils soulignent à grands traits l’indépendance pour impressionner le public, mais le constat désenchanté que faisait en 2010 l’ex-directeur général des élections Marcel Blanchet, à la veille de sa retraite, n’a rien perdu de sa validité :  « Si le résultat ne satisfait pas les autorités politiques, elles se réservent le droit de tout mettre ça de côté (…) Je comprends effectivement que le nouveau critère, c’est la satisfaction ».

Sinon, pourrait-on ajouter, la réforme ira au panier.

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Louis Massicotte
Louis Massicotte est professeur retraité du département de science politique de l’Université Laval.

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