Selon les plus récents sondages, le Parti québécois (PQ) récolterait 22 % des intentions de vote, un creux historique, alors que le Parti libéral (PLQ) toucherait aussi un plancher avec 32 % des intentions de vote. Les deux partis qui ont dominé la scène politique québécoise depuis le début des années 1970 obtiendraient ainsi l’appui de moins de 55 % des électeurs, au profit de la Coalition avenir Québec (CAQ), positionnée plus à droite, et de Québec solidaire (QS), se situant davantage à gauche.

La progression de la CAQ n’est peut-être qu’un feu de paille, et le PQ peut encore rebondir. Mais on peut déjà envisager que la fin du système de partis basé sur le clivage entre souverainistes et fédéralistes aura d’importantes conséquences pour le Québec. Ce système représente un des piliers du modèle social québécois. Si les politiques sociales du Québec diffèrent des politiques des autres provinces, c’est en grande partie grâce à son système partisan unique. En effet, depuis les années 1970, le clivage entre souverainistes et fédéralistes diminue la polarisation sur l’axe gauche-droite économique, de sorte que le système partisan oppose deux partis modérés, l’un susceptible d’innover en matière de politiques sociales (le PQ) et l’autre suffisamment centriste pour conserver les innovations sociales de précédents gouvernements. Mais tout d’abord, qu’est-ce qui distingue le modèle québécois ?

Le modèle québécois

Le modèle québécois repose sur des dépenses sociales plus élevées (3,9 % du PIB en transferts sociaux contre 1,9 % dans le reste du Canada) et un taux de pression fiscale (rapport entre le montant des recettes fiscales et le PIB) plus important (37,6 % du PIB du Québec contre 29,7 % du PIB ailleurs au Canada) que dans les autres provinces canadiennes. Par conséquent, l’État diminue davantage les inégalités et la pauvreté qu’ailleurs au pays. Les transferts aux familles sont particulièrement généreux, et certaines politiques sociales novatrices, telles que le programme « universel » de services de garde, n’ont pas d’équivalent ailleurs au pays. Un politologue de l’Université de Toronto, Rodney Haddow, démontre qu’en matière de transferts sociaux, de réduction des inégalités et de la pauvreté, la différence entre le Québec et le reste du Canada est comparable aux différences existant entre des régimes d’États-providence diamétralement opposés, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, ou encore l’Allemagne et la Suède. Bref, il existe des différences on ne peut plus évidentes entre le Québec et les autres provinces, de sorte qu’il est juste de parler d’un modèle québécois.

Le pilier du modèle : le système de partis

Depuis les années 1970, le système de partis québécois oppose deux larges coalitions divisées en fonction de leur réponse à la question nationale, plutôt que traditionnellement divisées entre la gauche et la droite, chacune ayant sa conception du rôle de l’État et de la redistribution de la richesse. Cela a deux conséquences majeures qui façonnent le modèle québécois : l’absence de coupes draconiennes dans les dépenses gouvernementales et l’autonomisme des gouvernements québécois, qui les incitent à innover en matière de politiques sociales.

Coalition fédéraliste, le PLQ demeure un parti idéologiquement plus proche des partis libéraux des autres provinces que des partis conservateurs. Dans toutes les autres provinces, les partis conservateurs sont en mesure de former des gouvernements et obtiennent souvent les meilleurs succès électoraux (ils ont formé un peu moins de la moitié des gouvernements hors Québec dans les années 1990 et 2000). Au Québec, par contre, aucun parti clairement de droite n’a constitué le gouvernement depuis les années Duplessis, ce qui est certainement une des causes de la perpétuation d’un modèle social distinct.

Certes, le PLQ a toujours été plus proche des milieux d’affaires, mais ses programmes politiques ne sont pas fondamentalement marqués par les idées de droite. On n’a qu’à repenser aux promesses électorales du PLQ de Philippe Couillard en 2014 : il n’envisageait pas de désengagement majeur de l’État, tandis que, la même année, le Parti conservateur ontarien promettait ni plus ni moins que d’éliminer la formule Rand et de renvoyer 100 000 fonctionnaires.

Les autres systèmes de partis provinciaux tendent vers une plus grande polarisation s’ils comptent un parti de centre gauche (néodémocrate) assez populaire qui pousse les partis conservateurs à se positionner très à droite. Une fois au pouvoir, les conservateurs ont tendance à opérer un désengagement massif de l’État, à diminuer considérablement les impôts et à mettre de côté les politiques sociales mises en place par leurs prédécesseurs plus progressistes. Malgré le plus récent épisode d’austérité du gouvernement québécois, les coupes draconiennes dans les transferts et services publics ainsi que dans les taxes et impôts sont relativement rares, et lorsqu’elles surviennent, elles demeurent moins sévères que dans les autres provinces. En guise d’illustration : le gouvernement conservateur ontarien a réduit les revenus fiscaux autonomes de la province de près de 3 points de PIB de 2000 à 2003, alors que les baisses d’impôt du gouvernement de Jean Charest ne totalisaient que 600 millions de dollars, en plus d’être financées par une hausse des transferts fédéraux.

De son côté, le PQ demeure un parti de centre gauche, qui a mis en œuvre les plus importantes innovations dans les politiques sociales des dernières décennies. L’incidence d’un gouvernement péquiste sur les politiques sociales est en fait comparable à celui d’un gouvernement provincial néodémocrate. En effet, c’est l’action des gouvernements péquistes de Lucien Bouchard et de Bernard Landry (1996-2003) qui ont véritablement changé la trajectoire du Québec en matière de réduction des inégalités et de la pauvreté. Alors que les autres provinces réagissaient aux coupes massives des transferts sociaux fédéraux du milieu des années 1990 en diminuant leurs propres dépenses sociales, le gouvernement péquiste a réussi à combiner l’objectif de réduction du déficit avec des investissements sociaux novateurs tels que l’assurance médicaments, le programme de services de garde subventionnés et l’implantation progressive du régime d’assurance parentale. C’est en partie grâce à ces politiques que le Québec affiche de si bons résultats en ce qui concerne la diminution des inégalités et la réduction de la pauvreté. Avant d’être défait par les libéraux de Philippe Couillard, le gouvernement de Pauline Marois avait d’ailleurs proposé le dernier projet majeur d’investissements sociaux par un gouvernement québécois : l’assurance autonomie pour le maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie. Bref, dans aucune autre des grandes provinces ne retrouve-t-on un tel système de partis caractérisé par l’alternance entre un parti de centre gauche, susceptible d’innover, et un parti de centre droite modéré, susceptible de conserver les innovations sociales.

Le système partisan basé sur le clivage souverainistes-fédéralistes crée aussi une dynamique autonomiste chez les gouvernements québécois. En effet, ceux-ci tendent à affirmer leur autonomie dans les domaines de compétence réservés aux provinces, notamment le domaine des politiques sociales, et à s’opposer au pouvoir fédéral de dépenser dans les domaines de juridiction provinciale. Cette volonté autonomiste a justement poussé la province à adopter des politiques sociales novatrices et plus généreuses, tout en s’assurant de maintenir les revenus fiscaux nécessaires pour les financer. Le cas des services de garde en est l’exemple type : contrairement aux autres gouvernements provinciaux, le Québec n’a pas attendu que le fédéral investisse dans un programme de services de garde pancanadien avant d’implanter sa propre politique. Forcé de répondre aux nationalistes, le PLQ a, en général, adhéré lui aussi à une conception autonomiste des relations intergouvernementales. En 2014, le gouvernement Couillard serait même passé à deux doigts de signer une entente avec le gouvernement Harper en vue de limiter le pouvoir fédéral de dépenser. Cet autonomisme provincial est certes désiré par la société civile et par une partie de la population, mais il doit être activé par le système de partis pour influer véritablement sur les politiques publiques.

Vers un nouveau système de partis et un nouveau modèle ?

De 1973 à 2007, le PQ et le PLQ ont récolté au moins 80 % des suffrages à chaque élection, mais leurs résultats combinés sont en chute libre depuis. On assiste à l’émergence d’un nouveau système de partis plus polarisé sur l’axe gauche-droite. En effet, Richard Nadeau et Éric Bélanger révèlent que le comportement électoral des Québécois est de moins en moins dicté par leur point de vue sur la question nationale, alors que leurs opinions sur l’axe gauche-droite gagnent en importance. Les électeurs de la CAQ et de QS sont respectivement plus à droite et à gauche que les électeurs des partis traditionnels, qui eux demeurent surtout divisés sur leur réponse à la question nationale. Ainsi, la présence de la CAQ et de QS dans le système partisan reflète et accentue la polarisation des électeurs selon l’axe gauche-droite, au détriment du clivage entre souverainistes et fédéralistes.

Les appuis électoraux du PQ reflètent la plus ou moins grande importance qu’accordent les électeurs à la question nationale. Si le clivage fondé sur la question nationale est remplacé par une traditionnelle opposition gauche-droite, il est probable que le PQ soit relégué à l’opposition à long terme. Cela risque d’éroder les assises du modèle québécois. Et ce nouveau système partisan pourrait diminuer l’autonomisme des gouvernements québécois, puisqu’on peut raisonnablement croire que sans menace souverainiste, les gouvernements fédéralistes du Québec seraient moins autonomistes. Surtout, une chute du PQ briserait le système d’alternance entre un parti de centre gauche et un parti de centre droite modéré, ce qui pourrait avoir d’importantes conséquences en matière d’innovation et de dépenses sociales.

À court terme, une chute du PQ laisse entrevoir une compétition politique entre deux partis de centre droite, le PLQ et la CAQ, laquelle risque de faire obstacle à des politiques sociales innovantes, de diminuer les transferts et services publics ainsi que les taxes et impôts, et finalement de nuire à la perpétuation du modèle québécois. Certes, s’il est possible qu’à long terme QS devienne l’alternative sociale-démocrate à ces deux partis, il est peu probable qu’il se recentre suffisamment pour devenir un parti capable de gouverner presque une année sur deux, comme le PQ l’a fait de 1976 à 2017. Surtout, sans l’effet de modération qu’apporte le clivage souverainistes-fédéralistes, le PLQ et la CAQ pourraient se positionner davantage à droite et sabrer les innovations d’un hypothétique gouvernement de QS.

Photo : Shutterstock / Lopolo


Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux débats d’Options politiques et soumettez-nous votre texte en suivant ces directives| Do you have something to say about the article you just read? Be part of the Policy Options discussion, and send in your own submission. Here is a link on how to do it. 

Olivier Jacques
Olivier Jacques est professeur adjoint au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé de l’École de santé publique de l’Université de Montréal et chercheur au CIRANO. Ses recherches portent sur les finances publiques, l’État-providence et les politiques de santé. On peut le joindre sur LinkedIn et Twitter @Olijacques89.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License

More like this