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Le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, a annoncé l’intention de son gouvernement d’adopter une loi invoquant la clause dérogatoire pour soutenir sa politique sur les pronoms dans les écoles secondaires de la province.
La clause dérogatoire est un outil constitutionnel qui permet aux législatures fédérale, provinciales et territoriales de suspendre certains droits garantis par la constitution pour une période pouvant aller jusqu’à cinq ans. Si elle est utilisée, la Saskatchewan rejoint une liste croissante de provinces qui recourent à la clause nonobstant comme outil de premier recours, avant que les tribunaux aient la possibilité de déterminer la constitutionnalité de la loi.
Le ciblage des jeunes transgenres par la Saskatchewan révèle une lacune fondamentale dans la conception de la clause dérogatoire : les minorités et les personnes qui ne peuvent pas voter sont particulièrement à risque d’en être victimes.
L’utilisation de la clause dérogatoire par la Saskatchewan en 2023
En août, le ministre de l’Éducation de la province, Dustin Duncan, a annoncé la nouvelle politique provinciale sur l’utilisation des prénoms et pronoms préférés par les étudiants. Cette politique exige que les étudiants qui demandent que leur nom préféré, leur identité de genre et leur expression de genre obtiennent d’abord le « consentement de leurs parents ou tuteurs ».
Les organisations représentant les communautés 2SLGBTQIA+ ont immédiatement réagi soulignant qu’il s’agit d’une politique dangereuse qui oblige les jeunes à « se dévoiler » à leur famille ou à cacher leur identité de genre. Une étude de 2018 a révélé que le fait de permettre aux jeunes transgenres d’utiliser leurs pronoms préférés est lié à une baisse de 34 % des pensées suicidaires et de 65 % des tentatives de suicide. De plus, les personnes 2SLGBTQIA+ sont deux fois plus susceptibles de se retrouver sans abri au cours de leur vie, car les jeunes transgenres qui partagent leur identité de genre avec des parents qui ne les soutiennent pas peuvent être expulsés de chez eux ou partir en raison de l’hostilité ou de la violence.
Le UR Pride Centre for Sexuality and Gender Diversity a déposé une contestation constitutionnelle arguant que la politique porte atteinte aux droits des jeunes transgenres garantis par la Charte. Le premier ministre a annoncé son intention d’utiliser la clause dérogatoire en réponse à l’injonction accordée par la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan pour suspendre la mise en œuvre de la politique sur les pronoms jusqu’à ce que sa constitutionnalité puisse être examinée par le tribunal.
Portée démocratique et vulnérabilité unique
Lorsque la clause dérogatoire a été ajoutée à la Charte, elle a été vue comme un compromis politique visant à obtenir le consentement provincial requis pour rapatrier la constitution canadienne.
La clause dérogatoire n’a pas été conçue pour donner carte blanche. Les rédacteurs ont fixé des limites à son utilisation et ont proposé le processus électoral comme le principal outil d’imputabilité. Premièrement, la clause dérogatoire ne s’applique pas aux droits démocratiques. Deuxièmement, toute utilisation de la clause expire automatiquement après cinq ans, ce qui nécessite un réexamen en fonction des cycles électoraux. Troisièmement, tout recours à la clause doit être adopté par une loi expresse comme un « signal d’alarme » pour l’électorat. Ces limites visaient à accroître le risque politique pour leur réélection pour les gouvernements invoquent la clause dérogatoire.
Le recours par la Saskatchewan à la clause dérogatoire en lien avec les jeunes transgenres démontre les lacunes de ces garanties démocratiques. Les groupes minoritaires, en particulier ceux qui ne peuvent pas voter, courent un risque plus élevé d’être ciblés par son utilisation.
Ici, la cible de la politique sont les jeunes de moins de 16 ans, trop jeunes pour voter. Le recours à la clause pour suspendre les droits des jeunes non-votants réduit considérablement les risques politiques qui y sont associés. Ceux dont les droits sont visés ne sont pas en mesure de répondre par la voie du scrutin électoral pour la violation de leurs droits et l’utilisation par le gouvernement de la clause contre eux.
Leur vulnérabilité est exacerbée par leur faible statut démographique. Les jeunes transgenres représentent une fraction de la population de la province. Bien que les données soient limitées, dans une province de plus d’un million d’habitants, environ 2 500 personnes de plus de 15 ans s’identifient comme transgenres ou non binaires. Malheureusement, cibler une population très minoritaire ne coûte pas cher politiquement et permet possiblement même de faire des gains politiques.
Les spécialistes de l’éducation, les personnes préoccupées par les droits de la personne ou les partisans des droits des personnes transgenres peuvent être indignés, mais le premier ministre de la Saskatchewan a probablement estimé que beaucoup d’autres seront indifférents ou soutiennent le « droit des parents de savoir ». Les garanties démocratiques entourant le recours à la clause dérogatoire sont inefficaces lorsqu’elle est utilisée contre une minorité vulnérable.
Le recours en Saskatchewan ne sera pas la première fois qu’une population minoritaire est ciblée par la clause dérogatoire – le projet de loi 21 au Québec ciblait les personnes occupant certains emplois de la fonction publique qui portent des symboles religieux. L’approche de la Saskatchewan s’adresse à une population de jeunes minoritaires incapables de voter. Cette application de la clause dérogatoire révèle plus que jamais une faille fondamentale dans sa conception. En faisant des élections le principal, voire le seul, outil d’imputabilité, les rédacteurs de la constitution ont abandonné les exclus. Les personnes dépourvues du droit de vote, qu’il s’agisse de nouveaux immigrants ou de jeunes, sont livrées à la volonté de leurs concitoyens, souvent indifférents ou désintéressés par la question.
L’utilisation de la clause dérogatoire contre les personnes qui ne peuvent pas voter mine l’idée même de la protection des droits de tous et toutes.