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Au cours des dernières semaines, une série d’articles parus dans les médias australiens a présenté l’Ontario comme un modèle de politique climatique et énergétique. La nouvelle a fait son chemin jusque dans la province canadienne.
Il semble que Peter Dutton, le chef de l’opposition libérale – l’équivalent du Parti conservateur en Australie –, ait présenté les plans de l’Ontario en matière d’énergie nucléaire comme un exemple à suivre.
Pour les Ontariens bien au fait de la saga énergétique qui continue de se déployer devant eux, autant en matière d’électricité que d’énergie en général, l’idée que leur province soit un exemple sur le plan des politiques énergétiques est pour le moins farfelue.
Le chef de l’opposition au Parlement australien semble avoir une compréhension très limitée de l’histoire et de l’état actuel de la politique de l’électricité, de l’énergie et du climat en Ontario. Un bon point de départ serait les retards et dépassements de coûts liés au programme initial de construction de 20 réacteurs nucléaires de la province.
Ces retards et dépassements, qui se sont étalés des années 1960 au début des années 1990, ont entraîné la faillite d’Ontario Hydro, la compagnie d’électricité appartenant à la province. Son successeur, Ontario Power Generation (OPG), n’a pu être rendu économiquement viable qu’en déchargeant sur les contribuables près de 21 milliards $ en dettes, essentiellement liées au nucléaire.
De mauvaises pratiques d’entretien et d’exploitation ont conduit à la fermeture en 1997 des sept plus vieux réacteurs de la province. Cela a entraîné une augmentation spectaculaire de la production d’électricité par les centrales au charbon et, conséquemment, des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de précurseurs du smog qui y sont associées. Les réfections des réacteurs mis hors service se sont mal déroulées. Deux se sont conclues en pure perte. Les autres ont dépassé leur budget par plusieurs milliards et pris des années de retard, ce qui explique en grande partie le quasi-doublement des tarifs d’électricité dans la province entre le milieu des années 2000 et 2020.
Vers une orgie de dépenses nucléaires?
Au Canada, seulement deux autres provinces ont suivi l’exemple de l’Ontario en matière de nucléaire. Le Québec a construit deux réacteurs et le Nouveau-Brunswick un, chacun d’eux achevés pendant les années 1970 ou au début des années 1980. Au Québec, la centrale de Gentilly-1 n’a pratiquement jamais fonctionné et a été fermée en 1977. La centrale de Gentilly-2 a été fermée en 2012 et sa réfection jugée non rentable, en particulier à la lumière de l’expérience ontarienne. La construction, puis la remise en état de la centrale de Point Lepreau ont mené à plusieurs reprises Énergie Nouveau-Brunswick au bord de la faillite.
Le gouvernement actuel de l’Ontario, dirigé par le premier ministre conservateur Doug Ford, semble déterminé à ignorer l’expérience de ces provinces et sa propre histoire de mégaprojets nucléaires ratés. Le plan énergétique gouvernemental de juillet 2023 prévoit la remise en état de six réacteurs de la centrale de Bruce (appartenant à OPG) et de quatre réacteurs de la centrale de Darlington.
Le même plan a ensuite ajouté la remise en état de quatre réacteurs supplémentaires à la centrale Pickering B d’OPG, une option qui avait été précédemment jugée inutile et non rentable : la centrale devait fermer en 2018. Il est également proposé de construire quatre nouveaux réacteurs d’une capacité totale de 4800 MW à Bruce et quatre nouveaux réacteurs de 300 MW à Darlington. (La capacité actuelle est de 6550 MW à Bruce et de 3512 MW à Darlington).
Le coût total de ces projets n’est pas encore connu, mais une estimation globale de plus de 100 milliards $ ne serait pas irréaliste. Cela inclurait :
- 13 milliards $ pour la remise en état de Darlington;
- Environ 20 milliards $ pour la remise en état de Bruce;
- 15 milliards $ pour Pickering B (sur la base des coûts de Darlington et de l’âge de la centrale, dans ce cas précis et celui de Bruce;
- Environ 50 milliards $ pour les nouvelles installations à Bruce, sur la base de propositions antérieures;
- Les nouvelles installations à Darlington, dont le coût demeure inconnu, mais qui devrait avoisiner ou dépasser les 10 milliards $.
Cette estimation de 100 milliards $ suppose aussi que les choses se déroulent comme prévu, ce qui est rarement le cas pour les projets liés au nucléaire.
Les plans nucléaires ambitieux du gouvernement ontarien n’ont fait l’objet d’aucune forme d’examen externe ou de contrôle réglementaire en termes de coûts, de rationalité économique et environnementale, ou encore de la disponibilité de solutions moins coûteuses et moins risquées pour répondre aux besoins en électricité de la province. Au contraire, tout l’engrenage repose désormais sur les directives ministérielles que les agences du secteur – y compris le supposé régulateur, la Commission de l’énergie de l’Ontario – doivent mettre en œuvre.
L’environnement politique actuel de la province est très avantageux pour les promoteurs du nucléaire. Lorsque les précédents projets d’expansion nucléaire ont fait l’objet d’un examen public sérieux, les plans se sont effondrés devant l’explosion des coûts et l’irréalisme de la demande projetée. Ce fut le cas au début des années 1980 avec la commission royale sur la planification de l’énergie électrique (commission Porter), au tournant des années 1990 avec l’évaluation environnementale du plan d’approvisionnement et de demande d’Ontario Hydro et, à la fin des années 2000, avec l’examen du plan de réseau intégré de l’Office de l’électricité de l’Ontario (OEO).
Un coup d’arrêt aux énergies renouvelables
Les plans énergétiques de l’Ontario comportent une autre dimension qu’il ne faut pas négliger. Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement Ford a rapidement mis fin à tous les efforts de développement des énergies renouvelables, notamment en faisant littéralement arracher du sol des projets d’éoliennes achevés, au coût de plusieurs centaines de millions de dollars. Il a ensuite abandonné la stratégie d’efficacité énergétique de la province, jugée trop efficace à réduire la demande.
Les offres répétées d’électricité à bas prix du Québec, la province voisine riche en hydroélectricité, ont été ignorées. Les conclusions des études menées par le gestionnaire du réseau électrique de la province sur le potentiel d’efficacité énergétique et les contributions possibles de la production décentralisée, comme les panneaux solaires et le stockage locaux, ont été largement ignorées.
Ces décisions n’ont laissé à l’Ontario aucune autre option apparente que de s’appuyer sur la production d’électricité via le gaz naturel afin de remplacer les installations nucléaires en cours de rénovation ou mises au rancart. L’augmentation spectaculaire de la production, autant par des centrales au gaz existantes que par l’ajout de nouvelles installations, a fait en sorte que les émissions de GES par ces centrales ont triplé depuis 2017, et qu’elles augmenteront au cours des prochaines années.
Si elle continue sur sa trajectoire actuelle, la production au gaz représentera un quart de l’approvisionnement en électricité de l’Ontario, soit la même proportion que celle fournie par les centrales au charbon avant leur retrait progressif, achevé en 2013. La province a récemment annoncé un réengagement en faveur des énergies renouvelables, mais certains s’interrogent sur le sérieux de la démarche.
Compte tenu de tous ces éléments, il serait difficile de considérer l’Ontario comme un modèle à suivre pour l’Australie – ou tout autre endroit – dans l’élaboration d’une stratégie énergétique ou climatique. La province ne dispose d’aucun processus sérieux de planification et d’examen en matière d’énergie. Son orientation actuelle, axée sur le nucléaire et le gaz, semble destinée à entraîner des coûts énergétiques et des émissions élevées de GES pour les décennies à venir. Elle laissera en outre un héritage croissant de déchets radioactifs qui devront être gérés pendant plusieurs centaines de millénaires.
Un processus rationnel et transparent donnerait la priorité aux options présentant les risques économiques, environnementaux, technologiques et de sécurité les plus faibles. Les options plus risquées, comme les nouvelles centrales nucléaires, ne devraient être envisagées que s’il peut être démontré que les options moins risquées ont été pleinement optimisées et développées dans le cadre du processus de planification. La trajectoire actuelle de l’Ontario va dans la direction opposée. Suivre son exemple serait une grave erreur.