Le projet de loi C-11 apportant des modifications à la Loi sur la radiodiffusion soulève une question fondamentale : qui devrait réglementer la radiodiffusion canadienne ?

Le gouvernement fédéral semble vouloir prendre le contrôle de cette réglementation au détriment de l’indépendance du CRTC. C’est ce qu’indique une modification à l’article 7 de la Loi sur la radiodiffusion concernant les instructions que le conseil des ministres peut donner au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Loin d’étendre les pouvoirs du CRTC, cette modification réduit son autonomie au profit du conseil des ministres, un geste hautement politique.

Connu aussi par le titre Loi sur la diffusion continue en ligne, le projet de loi C-11 a repris la dernière version du projet de loi C-10, mort au feuilleton au moment du déclenchement des dernières élections fédérales. Il a été modifié à la suite du rapport du comité permanent du patrimoine canadien, avant d’être adopté en troisième lecture à la Chambre des communes le 21 juin 2022. À l’heure actuelle, le projet de loi se trouve devant le Sénat.

La radiodiffusion, une responsabilité partagée

La responsabilité de la politique sur la radiodiffusion est partagée entre le ministère du Patrimoine canadien et le CRTC. Le ministère veille à ce que tous les acteurs canadiens de la radiodiffusion participent à la réalisation des objectifs du gouvernement et favorisent la création et la diffusion de contenu audiovisuel canadien de grande qualité.

Toutefois, par la Loi sur la radiodiffusion, le gouvernement du Canada a délégué de très larges pouvoirs au CRTC. Le CRTC joue ainsi un rôle fondamental dans l’articulation et la mise en œuvre des politiques de radiodiffusion en raison de son autorité d’émettre, de renouveler, d’amender et de révoquer les licences de radiodiffusion. En revanche, le conseil des ministres du gouvernement canadien détient d’importants pouvoirs de surveillance du CRTC. Entre autres, le conseil des ministres peut émettre des directives politiques générales au CRTC que le Conseil est obligé de suivre, et il a la capacité, par décret, d’annuler ou de renvoyer des décisions au CRTC pour réexamen et nouvelle audience.

En 1986, le rapport du Groupe de travail sur la politique de la radiodiffusion (Sauvageau-Caplan) avait recommandé que le gouvernement retienne l’un ou l’autre de ces instruments de surveillance – soit le pouvoir d’émettre des directives, soit le pouvoir d’annuler ou remettre une décision du CRTC – mais pas les deux. En adoptant la Loi sur la radiodiffusion de 1991, le gouvernement Mulroney n’a pas suivi ce conseil. Ainsi, le paragraphe 7 (1) de la Loi actuelle permet au conseil des ministres de donner au CRTC, par décret, des instructions : « au chapitre des grandes questions d’orientation en la matière, des instructions d’application générale relativement à l’un ou l’autre des objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion ou de la réglementation et de la surveillance du système canadien de radiodiffusion. »

Des grandes orientations à la microgestion

Or, le projet de loi C-11 présente un important amendement à l’article 7 qui permettra au gouvernement de diriger de façon détaillée les orientations du CRTC. Alors que la Loi actuelle limite le pouvoir du conseil des ministres aux grandes questions d’orientation, aux instructions d’application générale, et à la réglementation et la surveillance du système, le paragraphe 7 (7) du projet de loi C-11 élargit ce pouvoir pour englober toutes sortes d’activités très précises du CRTC. Cela comprend de nouvelles ordonnances qui imposeraient des conditions pour l’exploitation des entreprises de radiodiffusion, dont :

  • la proportion des émissions qui doivent être des émissions canadiennes et la proportion du temps d’antenne à consacrer à la radiodiffusion de ces émissions;
  • la proportion des émissions canadiennes qui doivent être des émissions de langue originale française, notamment des émissions en première diffusion;
  • la proportion des émissions qui doivent être des émissions de langue originale française;
  • la proportion des émissions qui doivent être consacrées à des genres particuliers afin d’assurer la diversité de la programmation;
  • la présentation des émissions et des services de programmation que peut sélectionner le public, y compris la mise en valeur et la découvrabilité des émissions canadiennes et des services de programmation canadiens, notamment les émissions de langue originale française.

Et ce ne sont que cinq exemples de quelque 16 conditions! Le paragraphe 7 (7) permet aussi au conseil des ministres d’émettre des directives relatives aux règlements, entre autres, ceux :

  • définissant « émission canadienne » pour l’application de la présente loi;
  • concernant les normes des émissions sur lesquelles un exploitant d’entreprise de radiodiffusion exerce un contrôle de la programmation et l’attribution du temps d’antenne pour mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion;
  • concernant la nature de la publicité et le temps d’antenne qui peut y être consacré;
  • concernant, en ce qui a trait aux entreprises de radiodiffusion autres que les entreprises en ligne, la proportion du temps d’antenne pouvant être consacrée à la radiodiffusion d’émissions — y compris les messages publicitaires et annonces — de nature partisane ainsi que la répartition équitable de ce temps entre les partis politiques et les candidats.

Ce n’est pas tout. Le paragraphe 7 (7) permet au gouvernement de préciser les dépenses à effectuer par les exploitants d’entreprises de radiodiffusion, dont :

  • la conception, le financement, la production ou la promotion d’émissions canadiennes audio ou audiovisuelles, notamment des productions indépendantes, destinées à être radiodiffusées par les entreprises de radiodiffusion;
  • le soutien, la promotion ou la formation de créateurs canadiens d’émissions audio ou audiovisuelles destinées à être radiodiffusées par les entreprises de radiodiffusion; et
  • le soutien à la participation des personnes, des groupements ou des organisations qui représentent l’intérêt public dans le cadre d’une affaire dont il est saisi au titre de la présente loi.

Toutes ces possibilités d’intervention très spécifiques sont absentes de l’article 7 de la Loi sur la radiodiffusion sous sa forme actuelle et représentent une atteinte potentielle à l’autonomie du CRTC. Plus précisément, l’élargissement des pouvoirs du conseil des ministres ouvre la porte à une politisation de la réglementation de la radiodiffusion au pays, ce que la création du CRTC visait à éviter.

Personne n’est d’accord avec toutes les décisions prises par le CRTC. Il n’en reste pas moins que son indépendance du pouvoir politique demeure fondamentale à « la liberté d’expression et l’indépendance, en matière de journalisme, de création et de programmation, dont jouissent les entreprises de radiodiffusion. » (Paragraphe 2 (3) de la Loi.) Comme l’ont exprimé les juges Abella et Karakatsanis dans une décision de la Cour suprême du Canada (Bell Canada c. Canada (Procureur général), paragraphe 83) en 2019 :

Le CRTC est l’archétype de l’organisme administratif spécialisé, et son expertise est bien établie. Des pouvoirs étendus ont été conférés par la loi à cet organisme de réglementation, et un mandat exceptionnellement spécialisé l’oblige à prendre en compte et à mettre en équilibre des considérations d’intérêt public complexes dans le cadre de la réglementation d’une industrie tout entière.

Il serait malheureux que le gouvernement canadien déroge à cet état de fait pour s’immiscer dans les prérogatives du CRTC, situation qui pourrait être évitée en biffant le paragraphe 7 (7), ainsi que les paragraphes 10 (1.2) et 34.995, du projet de loi C-11, laissant l’article 7 (1) de la Loi en sa forme actuelle. Le conseil des ministres et Patrimoine canadien doivent éviter la microgestion de la radiodiffusion et intervenir uniquement au niveau de ses grandes orientations.

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Robert Armstrong
Ancien professeur d’économie, Robert Armstrong est conseiller en radiodiffusion auprès des associations francophones. Il est l’auteur de Broadcasting Policy in Canada (2e édition, UTP, 2016) et de La télévision au Québec : miroir d’une société (PUL, 2019).

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