(Cet article a été traduit en anglais).

À première vue, la crise sanitaire que nous traversons ne ressemble en rien à la crise financière mondiale de 2007-2008. L’une est causée par un nouveau virus dont on ne pouvait prédire la nature exacte, pas plus que le lieu et le moment où il allait éclore. L’autre est une perturbation économique majeure trouvant son origine dans la revente à grande échelle sur le marché secondaire de prêts hypothécaires à risque élevé consentis par les banques américaines. Pourtant, ces crises si différentes ont évolué et pris de l’ampleur en raison d’un facteur commun que nous voulons mettre en évidence : le rôle prépondérant des biais cognitifs, soit les jugements erronés ou irrationnels que nous formons à notre insu.

Les biais cognitifs sont des modes de pensée « par défaut » qui entrent en action de manière automatique, involontaire, intuitive et rapide tout en demandant peu d’effort. Ils ne sont pas nécessairement une manifestation d’ignorance ou d’incompréhension des données scientifiques ou factuelles. On les attribue à une évolution naturelle qui favorisait, dans leur environnement primitif, les êtres humains capables de reconnaître et de réagir rapidement aux menaces constituées par les prédateurs et les substances toxiques ou encore de détecter les signes avant-coureurs de catastrophes naturelles. Mais ces mêmes modes de pensée nous nuisent face aux menaces politiques, sanitaires ou économiques typiques du monde actuel, dont les tenants et aboutissants sont infiniment plus complexes. Ils peuvent expliquer pourquoi les crises tendent à se répéter après de longs intervalles. La pandémie nous fournit l’occasion de tirer des leçons collectives qui nous permettront de cesser de voir les conséquences dramatiques de ces crises comme une fatalité. Pour minimiser les effets négatifs de ces événements qui ne manqueront pas de se reproduire, il faut regarder lucidement notre façon bien humaine d’agir face aux risques.

Le précédent financier de la crise sanitaire 

Avant que n’éclate la crise financière de 2007-2008, les risques posés par la bulle immobilière qui s’était créée en amont ont été systématiquement négligés. La hausse du prix des maisons était alors alimentée par une augmentation rapide du volume du crédit grâce au développement d’un marché secondaire où les titres hypothécaires étaient revendus. Alan Greenspan, à l’époque président de la Réserve fédérale des États-Unis, jugeait préférable de ne pas réglementer ces produits dérivés qui alimentaient la spéculation immobilière. Mais dès 2008, il expliquait au Congrès américain avoir grandement surestimé la capacité des institutions financières à s’autoréguler.

Les experts en économie comportementale ont identifié certains facteurs psychologiques permettant d’expliquer cet aveuglement. La complexité de la situation créait un véritable brouillard de confusion qui masquait la réalité de ce qui se passait sur les marchés pour tous les acteurs. Cette opacité a favorisé le biais de disponibilité, un mode de raisonnement qui privilégie les informations immédiatement présentes à la mémoire plutôt qu’une vue d’ensemble de la situation. Le marché du crédit ayant fonctionné raisonnablement bien pendant des décennies, il était difficile de concevoir que la simple revente de créances hypothécaires sur le marché secondaire rendrait les banques insolvables. Comment cette situation se compare-t-elle à la pandémie de COVID-19 ? 

Un manque de préparation

Les experts reconnaissaient depuis longtemps la très forte probabilité qu’une pandémie majeure survienne, avec de graves conséquences sanitaires et économiques. On savait aussi que le rendement attendu des mesures de préventions était si élevé qu’il vaudrait toujours mieux en assumer les coûts. Alors pourquoi les États ne se sont-ils pas préparés ?

Le rendement attendu des mesures de préventions est si élevé qu’il vaut toujours mieux en assumer les coûts.

De nombreux psychologues et économistes ont reconnu le caractère irrationnel de plusieurs de nos décisions financières. Ainsi, le psychologue et économiste Daniel Kahneman et son collègue Amos Tversky ont bien démontré par de nombreuses expériences la composante irrationnelle de certaines décisions de nature purement économique. Ils montrent entre autres qu’une perte est ressentie avec une intensité émotionnelle beaucoup plus grande qu’un gain de même valeur. Cela explique la préparation inadéquate de nos sociétés face aux risques de pandémie. Pourquoi dépenser une fortune en équipements de protection sanitaire alors qu’il existe une chance qu’ils ne seront jamais utilisés ? Cette aversion naturelle pour la perte se manifeste d’ailleurs dans d’autres contextes de crises anticipées. Pensons seulement à la très grande difficulté de mobiliser les individus autant que les nations dans la lutte contre les changements climatiques, même si la plupart des gens ne se disent pas climatosceptiques. 

Une succession de biais amplificateurs 

D’autres biais cognitifs semblent jouer un rôle majeur en contexte de pandémie. Les comportements d’évitement, un mécanisme de défense qui se déclenche pour nous éviter d’affronter une situation angoissante, poussent certaines personnes à ne pas respecter les règles sanitaires, voire à nier l’existence de la menace. Cela pourrait expliquer pourquoi une forte proportion de la population n’a pas respecté les consignes de la santé publique quant aux rassemblements pendant la période des Fêtes. Ou encore pourquoi certains sont réticents à l’idée de se faire vacciner.

Il faut aussi se méfier de notre tendance à appliquer des raisonnements basés sur des données anecdotiques, comme refuser le vaccin contre la COVID-19 parce qu’un proche a mal réagi à un autre type de vaccin par le passé.

Ces derniers temps, on observe aussi beaucoup le phénomène psychologique de fatigue comportementale, soit la diminution de la motivation résultant de l’obligation de se conformer à une nouvelle norme pendant une longue période. Les décideurs doivent d’ailleurs composer avec ce phénomène lorsqu’ils envisagent l’application de mesures coercitives comme le confinement, le couvre-feu, la distanciation physique et le passeport vaccinal. 

Les leçons de la crise financière

Dans un livre paru en 2013, Alan Greenspan explique comment plusieurs de ces biais ont empêché la plupart des acteurs du marché du crédit d’appréhender correctement son état réel avant que la crise financière n’éclate. Il est intéressant de constater qu’un adepte du libre marché tel que lui semble avoir été victime du biais de confirmation, en l’occurrence la tendance à privilégier les informations confirmant sa conviction que les marchés sont capables de s’autoréguler et à rejeter celles qui les contredisent. Cela s’est ajouté au biais de disponibilité cité précédemment.

Cette crise a été désastreuse en raison de notre incapacité collective à envisager la mise en place de mesures adéquates pour atténuer son ampleur, malgré des signes annonciateurs qui nous semblent très apparents a posteriori. En raison du biais rétrospectif, il peut en effet être facile de surestimer rétrospectivement la capacité que nous aurions pu avoir de mieux anticiper des événements. Nous avons accepté la multiplication des transactions financières qui a permis de propager rapidement, à l’ensemble de la planète, un mal au départ limité au marché du crédit américain.

Des leçons analogues peuvent d’ailleurs être tirées de la crise de la COVID-19.

La psychologie des masses… et des décideurs

Autant pour les crises financières que pour les crises sanitaires, on pourrait envisager certaines mesures de mitigation qui tiennent compte de l’influence de nos biais cognitifs. Il serait utile d’apporter un regard extérieur et désintéressé sur les délibérations, les conclusions et les actions préconisées pour la prévention et la gestion de ces crises, dans le but de mettre en évidence l’influence de ces biais qui sont, par définition, imperceptibles par ceux qui en sont victimes. Il faut, en somme, mieux nous protéger contre nous-même et pas seulement contre les pathogènes émergents ou les mirages économiques.

Les décideurs politiques ayant de la difficulté à faire accepter les coûts inhérents aux mesures préventives requises, il serait souhaitable de confier ces préparatifs à des organismes apolitiques. On s’inspirerait ainsi de ce qui a été mis en place il y a 30 ans pour contrôler avec succès l’inflation, en rendant les banques centrales indépendantes des gouvernements et des intérêts économiques ou politiques. Sur une note plus positive, il faut reconnaître que les grandes crises sanitaires sont aussi une source d’innovations majeures. On n’a qu’à penser à la vitesse fulgurante à laquelle les vaccins contre la COVID-19 ont été développés. Il n’en tient qu’à nous tous de continuer à innover positivement dans ces contextes incertains, en nous rappelant que nos biais cognitifs peuvent exercer une emprise sournoise sur nos perceptions et nos actions.

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Amélie Boivin
Amélie Boivin termine sa maîtrise en administration des affaires (EMBA) à l’Université de Sherbrooke. Diplômée au cycle supérieur en sciences, elle est aussi infirmière. Elle travaille en recherche et gestion de projets chez Héma-Québec.
Marc Germain
Marc Germain est médecin spécialiste en microbiologie médicale et en maladies infectieuses et oeuvre chez Héma-Québec. Il détient un doctorat en épidémiologie.
Mario Fortin
Mario Fortin est professeur titulaire au Département d’économique de l’Université de Sherbrooke. Il a rédigé plusieurs travaux portant sur la macroéconomie canadienne, l’économie du logement, l’endettement et la situation financière des ménages.

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