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Une célèbre philosophe du 20siècle qui en avait beaucoup à dire sur la façon dont les individus deviennent des proies faciles pour les dirigeants autoritaires, Hannah Arendt, a déjà fait remarquer que la violence politique découle de l’impuissance.

« C’est l’espoir, disait-elle, de ceux qui n’ont pas de pouvoir. »

En février dernier, nous avons constaté à quoi pouvait ressembler l’impuissance politique quand un convoi formé de camionneurs, d’opposants à la vaccination obligatoire, de gens qui détestent le premier ministre Trudeau et de partisans de l’extrême droite a pris d’assaut le centre-ville d’Ottawa et bloqué des postes frontaliers un peu partout au pays.

Même si les manifestations n’ont pas été ouvertement violentes, elles n’ont pas été anodines. Un des leaders du convoi, Pat King, a lancé un avertissement troublant selon lequel que les manifestations ne se termineraient que « par des balles ». Des piétons ont été harcelés, des travailleurs de refuges pour sans-abri ont été intimidés, des fusils ont été saisis et des résidants ont eu très peur pour leur sécurité personnelle.

L’élection de la division

Toute cette colère a éclaté malgré le fait que, quelques mois plus tôt, le Parti libéral avait remporté l’élection et formait depuis un gouvernement minoritaire légitime. Avec le recul, cette élection a probablement contribué davantage au sentiment de division à l’échelle nationale qu’au processus de guérison dont nous avions besoin après 18 mois de pandémie.

En règle générale, les partis qui remportent une élection peuvent affirmer légitimement que les électeurs leur ont donné au moins un certain mandat de gouverner.

Or, ce n’est pas ce qui s’est passé après les élections de 2021.

Au lieu de pouvoir profiter d’une lune de miel, aussi brève soit-elle, le nouveau gouvernement a été confronté aux doutes soulevés par ceux qui étaient d’avis que sa légitimité était compromise, du fait qu’il avait remporté 47 % des sièges avec 33 % des votes.

La méfiance de la population canadienne à l’égard de nos institutions a également pris de l’ampleur. Le convoi lui-même en est témoin, mais aussi le mécontentement exprimé par bon nombre de ceux qui l’ont appuyé. Fait peut-être encore plus surprenant, les manifestants ont démontré une méconnaissance étonnante de la façon dont nous sommes gouvernés (comme le montre la proposition de former une coalition avec le Sénat et la gouverneure générale en vue de remplacer le gouvernement dûment élu).

Il serait peut-être exagéré d’établir un lien direct entre les résultats des élections et la colère qui a alimenté l’occupation d’Ottawa ; par contre, nous aurions avantage à nous demander si nous pouvons apporter des changements à système démocratique afin de nous attaquer à l’aliénation généralisée que ressentent tant de Canadiens.

Selon moi, la réponse à cette question est qu’il est possible de le faire.

Il existe au moins trois mesures qui peuvent aider à réduire en partie le caractère toxique de notre système et à renforcer la confiance envers nos institutions.

Première idée : un tour de plus

Premièrement, nous devons remplacer le mode de scrutin uninominal à un tour par un autre qui accorde une plus grande légitimité au vainqueur. Deuxièmement, nous devrions adopter le vote obligatoire, ce qui contribue aussi à rendre les victoires plus légitimes et à accroître l’engagement civique. Troisièmement, nous devrions obliger les électeurs à s’inscrire auprès d’un parti politique (ou à s’inscrire en tant qu’électeurs indépendants) afin de renforcer la transparence des processus souvent obscurs qui mènent à l’investiture des chefs de partis et des candidats.

Le caractère inadéquat du mode de scrutin uninominal à un tour a été clairement démontré dans la foulée des élections fédérales et des élections tenues récemment au Québec, notamment par Sanjay Ruperalia, titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la démocratie de l’Université métropolitaine de Toronto. Selon M. Ruperalia, ce mode de scrutin est précisément la raison qui fait que trop de Canadiens ont l’impression que leur vote ne compte pas.

J’estime que, pour que ce vote compte, on doit concevoir un mode de scrutin selon lequel un député gagnant est élu par une véritable majorité d’électeurs d’une circonscription. Cela atténuerait les critiques sur la légitimité des gagnants du mode de scrutin uninominal à un tour. En effet, la plupart du temps, les gagnants ont été rejetés par une majorité d’électeurs, qui n’ont pas voté pour eux.

Dans un pays aussi grand et diversifié que le Canada, on trouve un large éventail de points de vue personnels dans chacune des circonscriptions. Ces points de vue ont plus de poids si les députés sont élus par une majorité.

À mon avis, le meilleur outil pour atteindre cet objectif est le mode de scrutin à deux tours présentement utilisé en France et dans d’autres pays.

Avec un tel système, les électeurs pourraient être appelés à aller voter deux fois avant que l’on ne puisse désigner un vainqueur majoritaire. Au premier tour, il peut y avoir autant de candidats qui tentent de se faire élire que ce que la loi permet. Si personne n’obtient la majorité, un scrutin de ballottage a lieu entre les deux candidats ayant obtenu le plus de votes au premier tour. Le gagnant est celui qui obtient plus de 50 % des votes.

Au Canada, cela pourrait vouloir dire que des candidats du Parti libéral, du Parti conservateur, du NPD, du Bloc québécois, du Parti vert et du Parti populaire, ainsi que des candidats indépendants pourraient s’affronter au premier tour. Si personne n’obtient la majorité, un deuxième scrutin a lieu peu de temps après.

Ce système présente un certain nombre d’avantages, le premier étant de rehausser la légitimité du processus.

De plus, la tenue éventuelle d’un second tour motiverait les candidats à chercher à recueillir des appuis hors de leur électorat habituel, afin de pouvoir remporter une majorité. Par exemple, les conservateurs, qui prônent l’abolition complète de la taxe sur le carbone, pourraient adopter une attitude plus modérée s’ils savaient qu’il leur faudrait l’appui de certains partisans du Parti vert pour atteindre la majorité. Les néo-démocrates, dont la priorité est de renforcer les services sociaux, pourraient eux aussi décider finalement de tempérer leurs préférences.

Le scrutin de ballottage procure également un plus grand sentiment de contrôle aux électeurs, car leur vote exerce une plus grande influence que dans le contexte du système uninominal à un tour.

On pourrait aussi examiner d’autres idées pour raffermir la confiance dans le système, comme la représentation proportionnelle, qui attribue à un parti un nombre de sièges équivalant au pourcentage de votes obtenus. Ce n’est pas mon option préférée, car la liste des représentants éventuels est alors contrôlée par le parti ou son chef ; les électeurs ne peuvent donc plus élire directement une personne.

Deuxième idée : tout le monde doit voter

La deuxième notion visant à accroître l’engagement est un simple changement qui rendrait le vote obligatoire, comme c’est le cas dans certains pays, dont l’Australie.

En combinant le vote obligatoire au scrutin à deux tours, on s’assurerait que le vainqueur obtienne une majorité des votes exprimés, mais aussi une majorité de l’ensemble des électeurs. Encore une fois, les candidats devront obtenir les votes d’un plus large éventail d’électeurs, en courtisant des groupes qui votent moins de façon générale.

Le vote obligatoire encourage les gens à prêter davantage attention à ce qui se passe, renforçant par le fait même l’engagement civique. Si nous avons réussi à rendre le versement des impôts et la fonction de juré obligatoires, nous pouvons sûrement faire de même avec le vote.

Troisième idée : déclarer notre affiliation politique

La troisième notion qui pourrait rendre notre système plus démocratique consiste à convaincre les Canadiens de l’intégrité des processus d’investiture et de course à la direction que mène chaque parti. Pour ce faire, il faudrait s’assurer que tous les Canadiens en âge de voter s’inscrivent officiellement en tant que sympathisant d’un parti ou en tant qu’électeur indépendant, sans affiliation partisane.

Les membres de longue date d’un parti politique se sentent souvent exclus quand ils prennent part à un processus d’investiture, puisque leur fidélité ne signifie pas grand-chose lorsqu’ils voient des individus devenir soudainement membres du parti pendant une course à la direction, afin de pouvoir voter pour un candidat en particulier.

Les membres de longue date qui sont dévoués et qui veulent soumettre leur propre candidature peuvent aussi se sentir exclus si des nouveaux venus ont la possibilité de recruter des membres à la dernière minute. Ils s’estiment alors mis de côté par des candidats « à projet unique », qui recrutent des membres sans démontrer d’intérêt particulier pour l’idéologie du parti, sauf en ce qui concerne leur projet fétiche. Cette atteinte aux règles a été observée récemment lors de la campagne visant à remplacer le premier ministre sortant de la Colombie-Britannique, le néo-démocrate John Horgan.

Grâce à un système d’inscription administré par Élections Canada, on créerait une stabilité en ce qui a trait aux adhésions, et on renforcerait la confiance à l’égard des procédures des partis.

À mes yeux, ces trois idées pourraient contribuer à rétablir la confiance dans le processus électoral. Les gens doivent sentir que leur vote compte et qu’il ne s’agit pas d’un exercice vain, qui les mène à d’autres comportements plus regrettables.

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Peter Harder
Le sénateur Peter Harder a été sous-ministre dans plusieurs ministères fédéraux, dont celui des Affaires étrangères. Il a également agi à titre de représentant du gouvernement au Sénat entre 2016 et 2020.

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