La démocratie québécoise est en excellente santé.

Cinq partis politiques pourraient obtenir chacun au moins 15 % des voix, ou tout près. C’est sans précédent dans l’histoire politique du Québec, et même celle du Canada.

Chacun d’eux présente une vision distincte.

La Coalition avenir Québec mise sur le nationalisme économique et identitaire, et le bilan de ses quatre années de pouvoir, dont la gestion de la pandémie.

Le Parti libéral veut recourir à l’immigration pour combler le manque de main-d’œuvre et investir massivement dans les technologies vertes comme l’hydrogène.

Québec solidaire veut accroître significativement le rôle de l’État, et rêve d’un Québec écologique, inclusif et plus égalitaire.

Le Parti québécois  incarne un modèle sociodémocrate et environnemental qui se réaliserait pleinement dans un Québec indépendant.

Le Parti conservateur met l’accent sur les libertés individuelles et une plus grande contribution du secteur privé dans le filet social.

Toutes ces visions sont légitimes. Et la vive concurrence qu’elles se livrent pour gagner la faveur des électeurs rehausse le débat public.

La qualité des échanges lors des débats des chefs a été largement saluée. L’allure de la campagne a fait dire à certains que la quantité et la qualité de l’offre politique au Québec sont sans égales à travers les pays.

Les électeurs semblent avoir été inspirés. Le taux de participation au vote par anticipation a atteint un sommet historique à tout près de 23 %, soit 5 points de plus qu’en 2018.

Il y aurait de quoi célébrer. Et pourtant.

Lundi prochain, avec 40 % des voix, la CAQ pourrait rafler 92 députés.

Les quatre autres partis recueillent environ 15 % d’appuis chacun. Cela donnerait 20 sièges au PLQ, 10 à QS, 3 au PQ, et possiblement aucun aux conservateurs, à moins de mouvements de dernière minute.

D’un côté, 40 % des votes, 92 députés. De l’autre, 60 % des votes, 33 députés. Ce n’est pas sain.

Même l’élection de trois des quatre chefs de l’opposition, dont les partis représentent chacun potentiellement plus d’un million de Québécois, est incertaine.

La santé démocratique de la province pourrait n’avoir duré que le temps d’une campagne électorale.

Quatre dangers

Cela nous place devant quatre dangers. Le premier, c’est celui d’un gouvernement de plus en plus autocratique, n’en faisant qu’à sa tête et neutralisant les contre-pouvoirs qui pourraient limiter ses ambitions, comme il l’a fait durant le mandat qui se termine. L’opacité chronique pour des décisions critiques est aussi de plus en plus un problème. Cela devrait inquiéter tous les Québécois, sans égard à leur allégeance politique.

Le second danger est lié au premier. Avec des contrepouvoirs inexistants ou menottés, les faits, la science, les droits fondamentaux deviennent des éléments parmi tant d’autres, accessoires à la volonté politique. Ça serait déjà un problème avec une majorité d’appuis. Avec une minorité transformée en majorité artificielle, on se rapproche du vol qualifié.

Ça serait aussi de mauvais augure avec les défis immenses du prochain mandat : la sauvegarde de notre système de santé ; le virage nécessaire vers une économie plus verte ; la démographie déclinante et vieillissante ; le tout sur fond de récession possible et d’une pandémie qui n’a pas dit son dernier mot. On a besoin de points de vue diversifiés et complémentaires, et non d’une vision en tunnel (sans jeu de mots!).

Le troisième danger, c’est que la population décroche. La tendance à la baisse du taux de participation des dernières années n’est probablement pas étrangère au sentiment qu’à l’échelle d’une circonscription, un vote « perdant » est un vote perdu. La reconfiguration politique que vit le Québec agit comme un défibrillateur sur notre vie démocratique. Mais si le patient ne reprend pas goût à la vie, la réanimation pourrait échouer.

Le quatrième danger, c’est que la volonté démocratique exprimée et non reconnue ressorte ailleurs, un peu tout croche. Ici, on entre en territoire inconnu, mais la montée du PCQ peut nous en donner une idée. Il y a deux ans, ses intentions de vote étaient dans la marge d’erreur. Aujourd’hui, elles sont à égalité statistique avec le PLQ, QS et le PQ.

Le PCQ représente potentiellement un million de Québécois, dont plusieurs se sentent laissés de côté. Ils ont maintenant l’espoir sincère qu’ils seront enfin écoutés, et représentés.

Que leurs idées politiques nous plaisent ou non n’a pas d’importance. Ils sont là et font partie de nous. Une société ne peut pas fonctionner sainement ni être équitable, en laissant de côté un pan entier. On n’a qu’à regarder au sud de la frontière pour s’en convaincre.

La proximité de l’élection a permis de canaliser cette énergie de façon relativement constructive, avec l’espoir que l’urne reconnaisse la réalité. Un lendemain d’élections où un parti qui obtiendrait 15 % des voix n’aurait qu’un, ou même aucun élu, serait tragique. Le couvercle pourrait sauter bien avant 2026. Et même si la désaffection d’une partie de la population se produisait paisiblement, elle n’en serait pas moins dommageable.

La promesse brisée de François Legault

Pour justifier d’avoir rompu sa promesse de 2018, François Legault prétexte que notre système électoral fonctionne plutôt bien et qu’une réforme n’est pas une priorité pour les Québécois. En fait, notre mode de scrutin a bien fonctionné pendant les 100 premières années, beaucoup moins bien durant les 50 suivantes, et plus du tout depuis 10 ans.

Au cours des 15 dernières élections, la majorité des électeurs ont « perdu » 13 fois. Ce fut aussi le cas en 2018, quand près des deux tiers des électeurs québécois ont voté contre la CAQ, qui a gagné malgré tout.

D’ailleurs, avant de réduire la réforme du scrutin à un fantasme partagé par une poignée d’intellectuels, M. Legault a lui-même tenu le bâton du pèlerin pendant plusieurs années, dénonçant à plusieurs reprises les travers de notre système électoral désuet, et signant même un engagement solennel avec quatre autres partis politiques afin de mettre notre démocratie à jour.

Mais comme d’autres avant lui, M. Legault a enterré son engagement formel de 2018. Comme quoi le pouvoir est une drogue puissante.

Rendre service au Québec

Certaines questions sont éminemment politiques. Le rôle de l’État, l’étendue du filet social, la présence du secteur privé dans nos services publics, la langue, l’identité, la question nationale.

Mais d’autres ne le sont pas. Les questions d’urbanisme, de santé publique, d’environnement, de droits fondamentaux ne peuvent être réduites qu’à des débats partisans.

Il y a aussi une odeur d’autocratie qui commence à se dégager quand le parti au pouvoir suspend de façon préventive et presque intégrale l’application de la Charte québécoise, et que le premier ministre s’irrite chaque fois qu’un adversaire politique l’interpelle ou le critique en débat – ou même lorsqu’un journaliste lui présente simplement des données rigoureusement factuelles.

Mais, par-dessus tout, il y a une volonté exprimée par la population du Québec, et que le prochain gouvernement devra entendre.

Cinq partis ont réussi à rallier autour d’eux l’appui de centaines de milliers de Québécois. Chacun présente un courant d’idées légitime, qui mérite une écoute et un espace démocratiques à la hauteur des appuis qu’il aura reçus. Parce qu’au-delà de nos préférences personnelles, il y a aussi une question d’équité.

Cette semaine, M. Legault a tendu la main aux autres partis politiques et s’est engagé à travailler avec eux. C’est un bon premier pas, mais les bonnes intentions pourraient céder si la majorité était acquise. Ça semble encore le scénario le plus probable, même si la CAQ devait récolter moins de 40 % des voix.

Les Québécois feraient bien d’aider M. Legault à respecter sa promesse. Si vous appuyez un des partis qui se retrouvera dans l’opposition lundi, rendez service au Québec. Allez voter. Et faites en sorte que, peut-être, le gouvernement sera obligé d’écouter un peu plus pendant les quatre prochaines années.

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Patrick Déry
Patrick Déry est rédacteur adjoint à Options politiques, ainsi que chroniqueur et analyste de politiques publiques. Il s'intéresse notamment aux enjeux touchant la santé et les institutions démocratiques. On peut le suivre sur Twitter @patrickdery.

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