L’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur les travailleurs, notamment dans le secteur de la santé, suscite beaucoup d’intérêt et, disons-le, d’inquiétudes. Il s’agit d’ailleurs d’un sujet prioritaire tant pour les groupes professionnels que pour les gouvernements à travers le monde. Les interventions législatives à ce sujet sont encore balbutiantes, mais nous estimons nécessaire pour les ordres professionnels d’envisager dès maintenant un encadrement spécifique pour la pratique de leurs membres.

D’une part, l’IA pourrait libérer les professionnels de la santé de certaines tâches routinières chronophages (prise de notes, lecture préliminaire de résultats de tests ou de radiographies, etc.) essentielles sur le plan clinique, mais ayant peu de valeur ajoutée sur le plan humain. Les optimistes parlent alors du « cadeau du temps » (gift of time) que l’IA pourra offrir aux systèmes et professionnels de la santé, à bout de souffle. En découlerait une amélioration de la qualité de leurs relations avec les patients et de l’efficacité de ces systèmes éprouvés par des problèmes chroniques de sous-financement et de manque de personnel, d’ailleurs accrus par la pandémie.

D’autre part, certains craignent la déshumanisation de la relation soignants-soignés, la déresponsabilisation des professionnels de la santé et la disparition de certaines professions ou spécialités du domaine de la santé, comme les radiologistes.

Qu’on soit dans le clan des optimistes, dans celui des pessimistes ou entre les deux, il faut d’emblée constater que la plupart de ces espoirs et craintes ne se sont pas matérialisés… pour le moment. En effet, l’essor de l’IA dans les pratiques des milieux de la santé en est encore à ses débuts, malgré son potentiel reconnu pour ce secteur névralgique. L’ensemble de ces enjeux nous invite néanmoins de manière pressante, considérant la cadence accélérée des développements en IA, à outiller adéquatement les professionnels de la santé face à cette inévitable réalité technologique.

Les ordres professionnels de la santé et des relations humaines – qui ont pour mandat d’assurer la sécurité et la qualité de la pratique de ces professionnels et qui détiennent des pouvoirs réglementaires à cette fin – comptent parmi les organisations bien positionnées pour participer à cette réflexion et accompagner leurs membres face aux défis qui se présentent.

Récemment, des chercheurs universitaires et des membres d’ordres professionnels du Québec ont entamé ce travail de réflexion. Outre la production d’une grille d’analyse détaillée des impacts anticipés de l’IA sur les différentes fonctions réglementaires des ordres professionnels (voir ci-dessous), ce groupe de travail a réalisé un sondage auprès de 25 ordres professionnels et de certains organismes partenaires afin d’identifier les priorités à cibler par ceux-ci.

La formation, une priorité

L’offre d’une formation adéquate pour préparer les professionnels de la santé et des relations humaines à la réalité de l’IA représente la piste d’action prioritaire à mettre en place selon les résultats du sondage. Il s’agit d’initier ces professionnels aux principaux enjeux cliniques, éthiques et déontologiques en présence, tant lors de la formation initiale (universitaire ou collégiale) que dans le cadre de la formation continue (une fois en pratique). L’idée de développer des formations communes aux diverses professions semble particulièrement prometteuse, celles-ci ayant également un effet bénéfique sur la collaboration interprofessionnelle dans les milieux de soins par la suite.

Bien sûr, d’autres enjeux d’importance ont également été identifiés par les organismes consultés, comme la protection de la confidentialité et du secret professionnel, le maintien de la compétence (« juridiction ») des ordres sur les activités professionnelles réalisées sur une base transfrontalière et la protection de la qualité de l’acte professionnel.

Diverses possibilités intéressantes ont également été proposées. Parmi celles-ci se retrouve la mutualisation des ressources et de l’expertise entre les ordres professionnels pour mieux faire face à la réalité de l’IA. On peut anticiper que les activités d’enquête et d’inspection au sein des ordres deviendront plus complexes en raison de la spécificité des technologies d’IA, qui requièrent une expertise pointue pour en comprendre le fonctionnement, les forces et les limites potentielles. Il serait alors utile de partager cette expertise entre les ordres, en matière de formation des enquêteurs et des inspecteurs.

Trop tôt pour réglementer l’utilisation de l’IA ?

De plus, considérant le rôle des ordres professionnels en ce qui concerne l’encadrement normatif, la question suivante se pose : est-il trop tôt pour que les ordres professionnels interviennent par voie réglementaire sur la question de l’utilisation de l’IA par leurs membres?

En effet, dans leurs réponses au sondage, la plupart des ordres professionnels ne semblent pas prioriser l’option réglementaire de façon immédiate. D’ailleurs, les autorités législatives et réglementaires au Canada et au Québec font preuve de réserve en cette matière, bien que certaines initiatives commencent à poindre. En juin 2022, le gouvernement fédéral a déposé le Projet de loi C-27, qui aurait notamment  pour effet de créer un poste de Commissaire à l’IA et aux données. Au Québec, avec l’adoption de la Loi modernisant des dispositions législatives en matière des renseignements personnels en 2021, le législateur a prévu de régir l’utilisation de tels renseignements aux fins de rendre une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé.

Il ne faut sans doute pas se précipiter pour développer un cadre réglementaire qui pourrait « mal vieillir » en fonction d’applications technologiques dont les enjeux et les risques ne sont pas encore parfaitement circonscrits. Pour autant, comme l’indique un rapport récent sur l’état du numérique en santé dans l’Union européenne, les autorités réglementaires doivent suivre le rythme des évolutions technologiques pour mieux soutenir l’innovation. Il s’agit aussi d’éviter que les règles soient définies par les seuls acteurs commerciaux du marché de l’IA, notamment les fabricants d’instruments médicaux. Il faut ainsi prendre garde à ce que les autorités publiques, comme les ordres professionnels, se retrouvent éventuellement devant un « fait accompli » qui serait peu compatible avec la protection du public et qui pourrait être difficile à « corriger », le cas échéant.

Vers un « code de déontologie modèle »

Avant de passer à l’étape de la réglementation formelle, l’une des options à considérer pourrait être le développement d’un « code de déontologie modèle » relatif à l’utilisation de l’IA par les professionnels de la santé et des relations humaines. Tout en s’appuyant sur les grands constats et principes éthiques dégagés au cours des dernières années, comme ceux de la Déclaration de Montréal, de l’Organisation mondiale de la Santé et du Parlement européen, il s’agirait de franchir une étape supplémentaire en proposant des énoncés qui pourraient alimenter des consultations plus précises avec les professionnels et les citoyens, ainsi que le contenu des formations, des guides d’accompagnement à la pratique professionnelle, etc. Le moment venu, ces énoncés pourraient aussi être repris en totalité ou en partie dans la législation ou la réglementation formelle.

Les prochaines phases de nos travaux nous conduiront donc à envisager d’ici les prochains mois le développement de ce « code de déontologie modèle » qui, suivant les résultats de nos travaux, pourrait inclure des énoncés comme :

  • Le professionnel de la santé doit s’assurer qu’il détient une formation adéquate relative à l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) dans sa discipline.
  • Le professionnel de la santé doit éviter que l’utilisation d’un SIA dans le cadre de sa pratique ne se fasse au détriment de l’établissement d’une relation de confiance mutuelle avec son patient.
  • Le professionnel de la santé doit s’abstenir d’utiliser des SIA insuffisamment éprouvés ou qui ne bénéficient pas des homologations ou certifications requises, sauf dans le cadre d’un projet de recherche faisant l’objet d’un encadrement éthique adéquat.

En définitive, les ordres professionnels du secteur de la santé et des relations humaines étant au cœur de la transformation numérique actuellement observée (laquelle pose des enjeux encore plus sensibles en santé que pour d’autres secteurs), ils font face à un défi de taille en ce qui concerne leurs responsabilités. Les différentes initiatives de collaboration interprofessionnelle en cours sont donc particulièrement importantes pour leur permettre de se montrer à la hauteur des défis posés par cette transformation.

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Catherine Régis
Catherine Régis est professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada en droit et politiques de la santé. Elle est aussi chercheuse au Centre de recherche en droit public, au Mila (Institut québécois d’intelligence artificielle) et co-directrice du Hub santé – politique, organisations et droit.
Marco Laverdière
Marco Laverdière est avocat et chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé et au H-POD de l’Université de Montréal. Il enseigne aux programmes de deuxième cycle en droit et politiques de la santé à l’Université de Sherbrooke. Il est également directeur général de l’Ordre des optométristes du Québec. Twitter @m_laverdiere

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