(Cet article a été traduit en anglais.)

En 1978, deux ans après avoir déposé auprès de l’UNESCO les instruments exprimant son acceptation de la convention de 1972 concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, dite « convention du patrimoine mondial », le Canada voyait les sites de Parcs Canada de L’Anse aux Meadows et de Nahanni inscrits parmi les tout premiers biens de la liste du patrimoine mondial. Dans ce cadre international, le Canada jouit d’une réputation et d’un prestige certains, ayant notamment présidé à deux reprises le comité chargé par les États parties de se réunir annuellement pour mettre en œuvre cette convention regroupant 194 pays dont l’UNESCO assume le secrétariat.

Longtemps appliquée par des scientifiques confiants d’agir en cohérence avec l’esprit fondateur de son texte, la Convention du patrimoine mondial suscite de nos jours l’intérêt croissant des États et de leur classe politique. La politisation de sa mise en œuvre est devenue un enjeu autant que les impacts du tourisme de masse, du changement climatique, des conflits ou des projets d’infrastructure. Certains se surprennent de cette politisation, mais une convention est une copropriété entre États dont la nature politique revient périodiquement, alimentée par des intérêts économiques et des pressions médiatiques, ainsi que sous l’effet de dimensions plus objectives comme le déséquilibre de la Liste du patrimoine mondial. Celle-ci est toujours en quête d’une représentativité plus universelle du patrimoine de l’humanité, notamment le patrimoine culturel.

Le bâtiment de la British and Canadian School à Montréal. Plusieurs immeubles de l’îlot bordé par les rues Saint-Urbain, de la Gauchetière Ouest, Côté et Viger ont été acquis par l’entreprise Investissements 1000 St-Urbain Ltée. Héritage Montréal se préoccupe des risques que posent la reconversion de ces bâtiments pour le Quartier chinois. Courtoisie: Dinu Bumbaru.

Une définition incomplète

Faut-il s’en surprendre ? Pas vraiment. On observe des phénomènes semblables au niveau local et provincial depuis des années. Mais on doit constater le degré d’impréparation du secteur scientifique. Très concentré qu’il est sur ses préoccupations de gestion et de gestionnaires, il a oublié sa mission au service du bien-être du patrimoine et son devoir de vigilance et de prospective stratégique dans sa défense. Par exemple, combien d’ouvrages portent sur la gestion alors que l’on ne trouve pratiquement aucune définition opérationnelle du mot protection ?

On pourrait longuement poursuivre sur la Convention du patrimoine mondial et le laboratoire qu’elle offre, mais revenons au Canada où cette convention fut confiée à l’Agence Parcs Canada dont le ministre de l’Environnement est titulaire. Au-delà des quelques sites, en grande majorité naturels ou reflétant la période coloniale, proposés par le Canada et reconnus par le Comité du patrimoine mondial, l’application de cette importante convention pourrait servir de base pour adopter des politiques plus vigoureuses et novatrices, reflétant la diversité des regards de la société canadienne et celle des expériences des provinces, municipalités et aires métropolitaines qui se trouvent, elles, en première ligne.

En effet, si la Liste qui compte aujourd’hui 1154 biens, dont 897 du patrimoine culturel, demeure l’instrument prestigieux de la Convention, son plus grand bienfait pourrait découler davantage de son article 5 qui invite les États à assurer la protection et la conservation efficaces du patrimoine sur leur territoire, notamment en adoptant « une politique générale visant à assigner une fonction au patrimoine naturel et culturel dans la vie collective, et à intégrer la protection de ce patrimoine dans les programmes de planification générale ». Une telle formule, qui aura 50 ans l’an prochain, est digne de mention. On peut y trouver les bases d’une réconciliation entre la conservation du patrimoine et le développement social et économique, et son inscription dans les différents champs de compétence des gouvernements, y compris les administrations municipales associées de près à la planification et l’aménagement du territoire. L’article 5 parle aussi de services dotés de personnel qualifié, de formation et de recherche scientifique, mais aussi de mesures juridiques et financières adéquates pour « l’identification, la protection, la conservation, la mise en valeur et la réanimation [on parlerait de nos jours de requalification] » du patrimoine.

Bref, voilà un beau programme pour un pays comme le Canada qui prétend bien faire les choses, et ce, dans un écosystème fédéral-provincial-territorial diversifié, notamment sur le plan du droit, des traditions et des expériences de protection. Faisant foi de cette longue histoire, l’année 2022 marquera le centenaire de la première loi d’une province canadienne sur le patrimoine, adoptée par le Québec.

Or, qu’en est-il au Canada ? On a bien un ministère du Patrimoine canadien, constitué dans la foulée de la rencontre nationale convoquée à Edmonton en 1990 par les ministres fédéraux de l’Environnement et des Communications, mais il ne s’occupe pas de patrimoine immobilier. On a bien lancé en 2001 l’initiative des lieux patrimoniaux qui amena la cocréation par les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de normes et lignes directrices pour leur conservation, mais le volet d’incitatifs fiscaux, nécessaire et attendu, a été anéanti faute de volonté politique. On a bien lu dans les lettres de mandat de 2019 aux ministres de l’Environnement et du Patrimoine canadien qu’ils devaient collaborer pour fournir des orientations claires et déposer un projet de loi exhaustif en matière de patrimoine, mais rien ne semble avoir été accompli ici non plus.

État décentralisé comme l’Allemagne, le Canada reste le seul pays du G7 dépourvu de loi sur le patrimoine. Les États-Unis se sont donnés le Historic Preservation Act en 1966 qui responsabilise les dépenses du gouvernement fédéral envers les lieux historiques et amène une fiscalité positive pour la réhabilitation. La France a adopté en 2016 une loi relative à la liberté de création, l’architecture et le patrimoine qui intègre les conventions de l’UNESCO. Au Canada, les gouvernements, leurs discours et les rapports du Vérificateur général ou du comité des Communes sur l’environnement et le développement durable sur le renforcement du cadre de protection du patrimoine se succèdent tous sans que rien ne vienne ébranler l’indifférence passive des autorités fédérales. Or, un bâtiment déjà existant est toujours plus vert que celui à bâtir. La conservation et la mise en valeur du patrimoine bâti sont d’ailleurs reconnues comme facteurs pour la décarbonation de l’économie canadienne et l’atteinte de nos objectifs planétaires. Pour se doter d’une politique cohérente, il faut cesser de réduire le patrimoine à une collection de quelques édifices remarquables témoins d’un récit national aujourd’hui en question, et reconnaître à sa pleine mesure sa qualité d’environnement bâti.

L’enseigne du restaurant Wing’s Noodles, toujours en affaires dans le bâtiment de la British and Canadian School. Courtoisie: Dinu Bumbaru.

Des provinces et des villes proactives

Comme on l’a vu dans d’autres pays, si les autorités fédérales semblent passives, les gouvernements provinciaux, métropolitains ou municipaux ne le sont pas. Leurs populations les interpellent constamment. Ce n’est pas le cas du gouvernement fédéral, sauf à de rares occasions comme dans le dossier de l’agrandissement du Château Laurier face au parlement, en bordure du site du patrimoine mondial du Canal Rideau.

Au niveau municipal par exemple, la Ville de Montréal a mis sur pied en 2005 une table de concertation qui réunit les acteurs municipaux, institutionnels et associatifs pour aider à appliquer le statut de protection décrété par le gouvernement du Québec pour le mont Royal à la demande d’organisations comme Héritage Montréal. C’est d’ailleurs de cette table qu’émana la proposition d’inscrire l’ensemble civique et institutionnel du mont Royal sur la liste indicative des sites du patrimoine mondial au Canada, proposition platement rejetée par les experts de Parcs Canada. Au niveau provincial, suite à la publication d’un audit du Vérificateur général du Québec sur la sauvegarde et la valorisation du patrimoine immobilier en juin 2020, l’Assemblée nationale a modifié en 2021 la Loi sur le patrimoine culturel en y introduisant notamment les critères d’authenticité et d’intégrité associés au patrimoine mondial de l’UNESCO, et la création d’une table permanente des partenaires dont la ministre de la Culture vient d’inaugurer les travaux.

Les solutions viennent aussi des sociétés et des communautés elles-mêmes. Pensons à la concertation interconfessionnelle sur le patrimoine religieux au Québec. Ou encore à la création par de jeunes professionnels d’Entremise, un organisme communautaire qui introduit les usages transitoires pour insuffler une nouvelle vie aux bâtiments et ensembles patrimoniaux comme le couvent et le verger de l’Hôtel-Dieu, ainsi que des coopératives de service d’expertises comme l’Enclume ou Passerelles. Il y a aussi la plateforme Mémento d’Héritage Montréal qui offre à la population un écran radar collectif sur les cas et enjeux de patrimoine.

Ces niveaux de gouvernement avancent et agissent en réponse aux exigences des populations qu’ils desservent. C’est le résultat de l’existence d’un débat public qui a rappelé que le patrimoine bâti et les paysages participent à l’identité et portent la mémoire des communautés humaines qui forment ce pays. Ce débat ne semble pas encore exister au niveau fédéral, hormis dans le domaine de l’environnement et de la grande nature sauvage qui participe d’un mythe national canadien.

Il y a 50 ans, la lutte aux démolitions massives était au cœur de l’action de sauvegarde du patrimoine tout autant que de grands chantiers de restauration menés par les gouvernements. Aujourd’hui, les démolitions sont mieux contrôlées en bien des endroits, mais le manque d’entretien et la désaffectation frappent un grand nombre de bâtiments patrimoniaux, voire des ensembles immobiliers et des paysages entiers. De surcroît, notre époque appelle à une action concrète, urgente, rassembleuse et tournée vers l’avenir. Les composantes de la société canadienne agissent et il y aurait tout lieu de réunir et de partager leurs expériences lors d’un sommet national sur le patrimoine duquel on peut croire qu’il se dégagera un véritable plan d’action digne du XXIe siècle.

Dans ses champs de compétences, le gouvernement fédéral a un rôle important à jouer, ne serait-ce que suite à sa ratification de la Convention du patrimoine mondial et de son article 5, mais il lui faudra remplacer sa politique du silence par un engagement réel. Il doit par exemple s’investir dans le domaine de la fiscalité et des évaluations d’impact patrimonial. La création d’une Table nationale permanente sur le patrimoine, sa protection et sa mise en valeur serait de mise.

Il faut passer du temps des belles intentions et des images bien choisies à celui des actions concrètes. Il faut aussi distinguer l’histoire et son nécessaire examen dans la société contemporaine, et le patrimoine bâti dont les valeurs ne sont pas qu’historiques. Le patrimoine émerge à la confluence du territoire, des sociétés et du temps, chacune de ces trois sources apportant ses dimensions, ses valeurs et ses enjeux qui doivent être inclus dans une vision d’ensemble qui fait trop souvent défaut. Connaître, faire connaître, maintenir et enrichir notre patrimoine bâti doit faire partie de la stratégie canadienne pour le XXIe siècle, tant sur le plan de la réconciliation, du changement climatique que de la transformation de notre économie pour la mettre au service de nos communautés et de nos prochaines générations. Sinon, comment pourra-t-on vraiment parler de développement durable ?

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Dinu Bumbaru
Dinu Bumbaru est directeur des politiques d’Héritage Montréal et ancien secrétaire général du Conseil international des monuments et des sites.

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