La Barbade, 287 000 habitants, annonçait en septembre qu’elle s’affranchira d’ici un an de la Couronne britannique pour devenir une république. Presque 55 ans après son indépendance, l’île des Caraïbes rompra ainsi définitivement avec son passé colonial pour se donner un chef d’État barbadien.

Au Canada, on ne peut même pas imaginer une telle aventure. Changer la Constitution pour tirer un trait sur un passé colonial, vous n’y pensez pas ! Les principales institutions politiques canadiennes doivent demeurer figées pour toujours dans l’état où elles se trouvaient au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. Même parler de changer quelque chose est considéré de mauvais goût.

Il en va, bien sûr, de la formule d’amendement exigeante adoptée en 1982, ainsi que des multiples verrous que les gouvernements provinciaux ont ensuite ajoutés. Mais cette rigidité politique relève aussi, plus largement, de la difficulté qu’a le pays à se reconnaître comme fédération multinationale. Plutôt que de faire face à la réalité d’une société plurinationale, les élus évitent tout débat qui pourrait causer des difficultés, quitte à engendrer des blocages durables.

Cet état de fait n’est pas entièrement nouveau. Dans un livre qui vient de paraître, Lost on Division: Party Unity in the Canadian Parliament, mon collègue Jean-François Godbout montre comment, très tôt, la vie politique canadienne a été modelée par les clivages religieux et linguistiques. En optant pour un régime fédéral, les politiciens pensaient laisser aux provinces les questions identitaires les plus contentieuses. La réalité les a vite rattrapés, avec des débats houleux entourant la création de nouvelles provinces dans l’Ouest, la question récurrente des écoles catholiques et de l’enseignement en français, ainsi que la conscription. Divisés sur les questions religieuses et linguistiques, les grands partis ont rapidement serré la vis à des députés susceptibles de former des factions et créé une des disciplines de parti les plus étanches qui soient.

Divisés sur les questions religieuses et linguistiques, les grands partis ont rapidement serré la vis à des députés susceptibles de former des factions et créé une des disciplines de parti les plus étanches qui soient.

Résultat de plusieurs années de travail, l’ouvrage de Godbout est fascinant parce qu’il repose sur une analyse systématique et rigoureuse de tous les votes enregistrés à la Chambre des communes et au Sénat depuis 1867. Le titre Lost on Division fait référence à des décisions qui divisent les élus et qui, dans le langage du parlementarisme canadien, sont « rejetées avec dissidence ». L’expression anglaise a l’avantage d’évoquer une perte substantielle associée à ces divisions, en l’occurrence celle d’une certaine souplesse parlementaire.

Godbout ne rejette pas la discipline de parti. Dans un système électoral où l’on vote pour des partis plus que des personnes, cette discipline garantit la reddition de comptes des élus, qui, après tout, se font élire en s’engageant précisément à appuyer le programme de leur parti. Mais au Canada, reconnaît Godbout, on pousse peut-être le bouchon un peu loin en laissant une marge de manœuvre très étroite aux élus.

Ce qui intéresse surtout l’auteur, c’est de comprendre l’origine et les conséquences de cette discipline de fer. Dans les premières décennies de la fédération, en effet, le comportement des élus était beaucoup plus libre. Le tournant est venu avec la question des écoles catholiques et de l’enseignement en français, que la plupart des provinces en viennent à interdire à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Le sort de ces écoles mobilise tellement les élus que, graduellement, les députés francophones ou catholiques migrent vers le Parti libéral de Wilfrid Laurier, alors que les protestants délaissent ce parti pour se joindre aux conservateurs. Ce « tri linguistique et religieux » des élites durera, note Godbout, jusqu’à l’élection de Brian Mulroney en 1984.

En faisant ce premier constat, l’auteur jette un éclairage nouveau sur une question qui intrigue les politologues canadiens depuis plusieurs années, soit le rapport étroit, même dans une société largement sécularisée, entre catholicisme et appui au Parti libéral.

En faisant ce premier constat, l’auteur jette un éclairage nouveau sur une question qui intrigue les politologues canadiens depuis plusieurs années, soit le rapport étroit, même dans une société largement sécularisée, entre catholicisme et appui au Parti libéral. Pour Godbout, ce lien relève moins des valeurs des électeurs que du comportement des élites. Les électeurs catholiques ont tout simplement suivi leurs députés lorsque ceux-ci se sont joints au Parti libéral. Dans la mesure où chacun des deux grands partis regroupait des candidats associés à l’une ou l’autre religion, l’effet de ce déplacement s’est inscrit dans la durée.

Avant que ce « tri » ne se réalise complètement, les tensions internes ont amené les grands partis à réagir ― de façon assez canadienne pourrait-on dire — en limitant autant que possible les débats et la dissidence. C’est là sans doute l’argument clé de Godbout. Entre 1906 et 1913, les règles gouvernant le fonctionnement de la Chambre des communes ont été resserrées pour maximiser le contrôle des dirigeants sur les débats parlementaires et limiter les initiatives personnelles des députés. À partir de cette époque, la discipline de parti est devenue implacable. Si bien que les mouvements contraires dans l’opinion se sont exprimés non pas à l’intérieur des partis, mais plutôt par la création de tiers partis, comme le Parti progressiste dans l’Ouest des années 1920 ou le Bloc populaire dans le Québec des années 1940.

Selon Godbout, les politologues ont trop insisté sur l’émergence de nouveaux courants d’opinion et pas suffisamment sur l’incapacité des partis existants de répondre à ces nouvelles demandes. En replaçant les institutions parlementaires au cœur de l’analyse, son ouvrage montre comment une forte discipline de parti a contribué, indirectement, à l’émergence de tiers partis dans le système partisan canadien.

Plus largement, Lost on Division nous rappelle que le traitement des clivages sociaux constitutifs du Canada contribue depuis longtemps à restreindre et à figer notre vie politique. Se priver d’affronter ouvertement nos divisions comporte un coût. Il faudra peut-être un jour ouvrir un peu plus le dialogue pour éviter que toute demande de changement ne soit immédiatement « rejetée avec dissidence ».

Photo : Shutterstock / BalkansCat

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Alain Noël
Alain Noël est professeur émérite de science politique à l’Université de Montréal. Il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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