Selon Jennifer Robson et Saul Schwartz, les citoyens qui n’ont pas produit de déclaration de revenus au fédéral en 2015 ont laissé sur la table des prestations d’une valeur de 1,7 milliard de dollars auxquelles ils auraient eu droit. Pour régler ce problème de non-recours aux prestations sociales (non- take-up), le gouvernement fédéral a annoncé son intention de mettre en place un système automatisé de production des déclarations de revenus. Bien que cette initiative représente un pas dans la bonne direction, elle ne touche que la partie visible de l’iceberg, c’est-à-dire le non-recours à certaines prestations fiscales fédérales. Or la mesure et le suivi systématique du non-recours à l’ensemble des prestations sociales, voire à tous les programmes publics, doivent devenir la priorité pour les gestionnaires publics, les concepteurs de politiques et même les fonctionnaires de première ligne partout au Canada.

Le non-recours peut sembler à des années-lumière des préoccupations des décideurs et des citoyens, en raison de son aspect technique et des difficultés pour en mesurer l’ampleur. Toutefois, il s’agit d’un phénomène qui n’a rien de marginal et qui a un impact réel sur le bien-être des citoyens, comme le montre de manière très concrète l’étude de Robson et Schwartz. On estime en effet qu’entre 20 et 60 % des citoyens des pays de l’OCDE ne bénéficient pas des prestations de logement, d’aide sociale ou d’assurance-emploi auxquelles ils sont admissibles. Le non-recours soulève des questions d’équité en matière d’accès aux programmes et aux services publics, tout comme des enjeux d’efficacité, car un programme qui n’est pas utilisé ne peut générer les résultats attendus, comme lutter contre la pauvreté infantile. Bref, le non-recours affaiblit notre État-providence.

Le non-recours aux prestations sociales est un phénomène complexe qui comporte de multiples facteurs. D’emblée, la non-connaissance est la principale cause de non-recours. En effet, il arrive souvent que les citoyens ne connaissent pas les prestations ou méconnaissent l’offre de programmes et de services du gouvernement, et ne sont donc pas en mesure de soumettre une demande. De plus, les moyens déployés par les administrations publiques pour joindre et informer les citoyens ― que l’on pense aux brochures, aux lettres d’information et aux sites Web ― sont souvent insuffisants pour faire connaître l’offre. En ce sens, l’instauration d’un système automatisé de production de déclarations de revenus résoudrait une partie de ce problème en accordant « par défaut » les prestations appropriées aux personnes admissibles.

Toutefois, cette initiative ne réglera pas la question du non-recours à certaines prestations fiscales offrant l’option de versements anticipés comme la Prime au travail et le Supplément à la prime au travail au Québec. Encore faut-il en connaître l’existence et bien en saisir les conséquences sur le plan fiscal, deux conditions qui ne sont pas toujours réunies selon une étude récente sur le Supplément à la prime au travail. Dans ce contexte, l’envoi de messages textes de rappel et le recours à des organismes communautaires comme relais d’information pourraient constituer des pistes prometteuses pour réduire le non-recours.

Le non-recours soulève des questions d’équité en matière d’accès aux programmes et aux services publics, tout comme des enjeux d’efficacité, car un programme qui n’est pas utilisé ne peut générer les résultats attendus.

Cela dit, les citoyens qui connaissent l’existence d’un programme ne font pas nécessairement une demande de prestations. La stigmatisation qui est associée à l’aide sociale et aux programmes sous condition de ressources accroît le non-recours. De même, le « fardeau administratif » que les citoyens doivent porter pour acquérir de l’information sur le programme et soumettre une demande peut en décourager beaucoup, surtout si l’avantage (montant de la prestation, satisfaction des besoins, etc.) qu’ils en retirent est faible. En effet, plus le processus est complexe (longue attente en ligne ou en personne pour obtenir des précisions, longs formulaires à remplir, documentation multiple à fournir, etc.), plus le non-recours est élevé, toutes choses étant égales par ailleurs. Au Québec, le Comité d’experts sur le revenu garanti a d’ailleurs souligné que la complexité administrative est une cause importante du non-recours.

Face à une telle situation, comment les concepteurs de politiques peuvent-ils diminuer le fardeau administratif et le non-recours ? Dans leur ouvrage intitulé Nudge : comment inspirer la bonne décision, les auteurs Richard Thaler et Cass Sunstein proposent plusieurs solutions simples et peu coûteuses qui permettraient de réduire le non-recours. Cette approche dite « du coup de pouce » mise sur la cognition (biais, heuristique, etc.) pour amener les citoyens à adopter certains comportements souhaitables. Autrement dit, cela signifie faire en sorte que les citoyens prennent mieux conscience de certains choix ou rendre ces choix plus intéressants. La simplification des formulaires administratifs et l’envoi de rappels peuvent en effet réduire le non-recours, comme le montre une étude effectuée aux États-Unis. Une autre approche prometteuse consiste à formuler autrement le message adressé aux citoyens et parler de pertes plutôt que de gains ― en disant, par exemple : « Si vous ne soumettez pas de demande pour cette prestation, vous perdrez 2 000 dollars. »

Il est impératif de s’attaquer à cet ennemi invisible qu’est le non-recours aux prestations sociales, qui affaiblit notre État-providence. Pour ce faire, les décideurs publics doivent d’abord en (re)connaître l’existence, le localiser et en cartographier les allées et venues, puis mettre en œuvre des solutions pour l’éradiquer.

Photo : Shutterstock / Andriy R

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Pierre-Marc Daigneault
Pierre-Marc Daigneault est professeur agrégé au Département de science politique de l’Université Laval et chercheur au Centre d’analyse des politiques publiques (CAPP).

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