Il est devenu commun de présenter la laïcité québécoise comme la controverse la plus importante de la décennie. Le sujet a dépassé en intensité et en durée les autres polémiques des dernières années : grèves étudiantes, racisme systémique, Occupy Montreal, immigration irrégulière, commission Charbonneau, etc. Aussi, il devient chaque jour plus ardu de commenter ce sujet de manière originale, c’est-à-dire en essayant d’éviter les redites, que ce soit à propos de l’essor du populisme en politique québécoise ou de la recomposition du clivage idéologique québécois où, depuis 2007, un axe identitaire se serait ajouté au clivage préexistant, qui opposait depuis 40 ans des fédéralistes à des souverainistes. Néanmoins, c’est peut-être bien à partir du concept de « demande identitaire » qu’il est le plus aisé de comprendre l’évolution du momentum politique ayant mené au projet de loi 21 de la Coalition avenir Québec en 2019.
L’essor de la demande identitaire
La laïcité québécoise ressemble bien à un paratonnerre qui attire sur lui tant d’autres sujets : immigration, citoyenneté, patrimoine, diversité, libertés individuelles, rapport majorité-minorités, souveraineté parlementaire, judiciarisation des sujets politiques, etc. C’est bien à partir de ce filon qu’il est possible de déduire que la « laïcité québécoise » résume un métasujet de politiques publiques. En reprenant tous les projets de loi identitaires et diverses idées qui ont été défendus par les partis à l’Assemblée nationale, les moult tentatives d’innovation législative de la dernière décennie laissent voir une tendance qu’il n’est plus possible d’ignorer en analyse des politiques publiques. Malgré tout ce qui la divise, la classe politique du Québec a tenté de répondre à une « demande identitaire » en proposant, pièce après pièce, divers éléments d’une matrice identitaire alternative (moins libérale et non alignée sur le multiculturalisme canadien), même si celle-ci a essentiellement échoué à s’édifier jusqu’ici. Cette autre identité politique dont on aperçoit les linéaments avance des principes de suprématie parlementaire et de culture civique qui sont en rupture avec le paradigme de l’authenticité des identités particulières tel que bien défini dans les œuvres de Charles Taylor et de Will Kymlicka.
Malgré tout ce qui la divise, la classe politique du Québec a tenté de répondre à une « demande identitaire » en proposant, pièce après pièce, divers éléments d’une matrice identitaire moins libérale et non alignée sur le multiculturalisme canadien.
L’essor de la demande identitaire a commencé en 2007, lorsque l’Action démocratique du Québec est devenue le principal parti d’opposition à Québec. Le Parti québécois sous la direction de Pauline Marois proposait, en raison de l’apparition de la demande pour des politiques identitaires, l’adoption d’une loi sur l’identité québécoise. Dans le projet de loi 195 de la 38e législature (Loi sur l’identité québécoise), deux idées fortes étaient défendues : la création d’une constitution québécoise et d’une citoyenneté québécoise. Rien de cela ne fut adopté. Dans la 39e législature, en 2010, le Parti libéral du Québec proposait une première loi visant à imposer l’obtention et la prestation de services publics à visage découvert avec le projet de loi 94 (Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodements dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements). C’était l’ancêtre à quelques modifications près du projet de loi 62 de la 41e législature (Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes), qui a été adopté en 2017 et dont les articles les plus déterminants ont rapidement été suspendus par la Cour supérieure.
Entre ces initiatives libérales, plusieurs propositions à caractère identitaire ont été mises en avant par le gouvernement minoritaire du Parti québécois de 2012 à 2014, notamment le projet de loi 60 (Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement), sans oublier le projet de loi 14 sur l’avenir du français (Loi modifiant la Charte de la langue française, la Charte des droits et libertés de la personne et d’autres dispositions législatives) dont la volonté était de fortifier les pouvoirs de l’Office québécois de la langue française et d’étendre la loi 101 aux cégeps anglophones, aux entreprises de 25 à 50 employés et à certaines entreprises fédérales actives au Québec. Durant cette période, là aussi, rien de structurant n’a été établi, et jusqu’à maintenant, aucune mesure identitaire ne peut être érigée au rang de loi cadre comme le furent la loi 101 ou la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
Le seul gain notable en 12 ans de conjonctures favorables à des politiques identitaires pourrait bien être le projet de loi 21 déposé par la Coalition avenir Québec, lequel demeure malgré tout une version édulcorée de la Charte des valeurs du Parti québécois compte tenu du fait qu’il ne touchera pas les fonctionnaires et qu’il prévoit une clause de droit acquis pour les professionnels de l’enseignement déjà en poste. Ce bref retour historique permet d’établir que les idées et les projets de loi identitaires ont généré beaucoup de controverses depuis plus d’une décennie sans avoir produit de résultats structurants, comme le résume le tableau ci-dessous.
Une géopolitique des idées à trois niveaux
Dans un premier temps, la séquence des projets de loi évoquée ci-dessus souligne que la demande identitaire est une variable dont il faut tenir compte pour comprendre le comportement de la classe politique du Québec. Dans un deuxième temps, le débat sur la laïcité québécoise permet de faire ressortir les diverses couches d’un conflit entourant les politiques identitaires qui se joue à trois niveaux. D’abord, il se dégage une géopolitique où le pouvoir de la Ville de Montréal entre en collision avec celui du gouvernement du Québec, qui a été porté au pouvoir essentiellement par les régions. Un deuxième niveau d’affrontement s’observe entre l’Assemblée nationale et la Chambre des communes. Tous les partis politiques à la Chambre, à l’exception du Bloc québécois, jugent inconcevable de limiter les libertés religieuses par des interdictions, même les plus modérées. Enfin, au niveau supra-étatique, une géopolitique occidentale des idées se déploie. Deux paradigmes de gestion de la diversité se partagent la carte des démocraties occidentales. Le premier, composé d’interdictions limitant la liberté religieuse, s’observe, avec différentes modalités, en France, en Suisse, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Le second, libéral, est surtout présent dans les pays anglophones et se refuse aux interdictions ― qu’il s’agisse de la burqa ou du niqab dans les lieux publics, ou de signes religieux dans la fonction publique ou à l’école.
La question que pose le projet de loi 21, comme la Charte des valeurs auparavant et les autres projets de loi identitaires, est celle de savoir dans quelle mesure il est possible d’introduire une matrice non libérale de gestion de la diversité dans le régime canadien. En observant les nombreux échecs des idées et des projets de loi identitaires, on comprend pourquoi un nombre croissant de souverainistes (Mathieu Bock-Côté, Frédéric Bastien par exemple) insistent pour que les indépendantistes se préoccupent davantage des sujets identitaires afin de renouveler le discours souverainiste autour d’une critique du régime canadien. Cela afin de présenter la dyade multiculturalisme–Charte canadienne des droits et libertés comme le principal obstacle à l’émancipation de la communauté politique québécoise.
L’emménagement de la demande identitaire dans la politique des partis à l’Assemblée nationale depuis 2007 montre que le Québec est désormais pleinement intégré dans le contexte contemporain occidental où la diversification des sociétés représente le facteur systémique qui bouleverse les régimes partisans. Même dans les sociétés d’immigration, le sujet de la diversité constitue un enjeu majeur capable de déséquilibrer les écosystèmes politiques. C’est bien pour cette raison que les demandes identitaires doivent être prises au sérieux autant par la classe politique que par les analystes des politiques publiques.
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