En hausse depuis plusieurs années, les inégalités de revenu sont au cœur des problèmes urgents auxquels doivent s’attaquer nos sociétés démocratiques. Ce phénomène touche l’ensemble des pays de l’OCDE, incluant le Canada, qui a vu son taux d’inégalités augmenter de près de 8 % durant les trois dernières décennies (le coefficient de Gini passant de 0,293 à 0,316). Ces inégalités sont préoccupantes, car elles alimentent et exacerbent divers problèmes économiques et sociaux, notamment l’appauvrissement d’une grande majorité des travailleurs et la diminution de la croissance économique.

Le syndicalisme, à l’instar des politiques publiques soutenant l’éducation, l’emploi et le salaire minimum, figure parmi les principales solutions pour freiner la croissance des inégalités. Dans la quasi-totalité des études, on note en effet les répercussions positives de la présence syndicale sur le plan des inégalités de revenu, celles-ci étant à la baisse lorsque la densité syndicale est élevée, et à la hausse lorsque les effectifs syndicaux décroissent. C’est pour cette raison d’ailleurs qu’une récente étude publiée par l’Organisation internationale du travail (OIT) recommandait le renforcement des institutions du travail, notamment la négociation collective et les lois du travail, afin de réduire les inégalités.

Or l’ironie de la situation, c’est précisément l’apparition et la multiplication dans certains milieux syndiqués de nouvelles inégalités sous la forme de clauses de disparité de traitement.

Formes et ampleur des disparités

Une clause de disparité de traitement dans une convention collective négociée par un employeur et un syndicat établit une distinction dans le traitement des travailleurs en fonction de leur date d’embauche. L’employeur accorde ainsi à des travailleurs nouvellement embauchés des conditions de travail moins avantageuses que celles consenties à leurs collègues qui effectuent les mêmes tâches, dans le même établissement. Ces clauses de disparité peuvent toucher le salaire ou d’autres conditions, par exemple le régime de retraite, l’accès à la permanence, la sécurité d’emploi ou les horaires de travail. Il est facile de comprendre que ces disparités sont démotivantes et frustrantes pour les travailleurs qui sont visés. Leurs effets négatifs sur les attitudes et comportements des travailleurs de même que sur le climat de travail et la perception d’équité, notion importante en gestion de la rémunération, sont bien documentés.

Au début des années 2000, le Québec a modifié sa Loi sur les normes du travail afin d’interdire certaines formes de disparités de traitement. Pour l’essentiel, la loi interdit les disparités concernant spécifiquement le salaire, la durée du travail, les jours fériés, chômés et payés, les vacances, les repos, les absences pour cause de maladie ou d’accident, les absences et les congés pour des raisons familiales ou parentales, l’avis de cessation d’emploi ou de mise à pied, le certificat de travail, l’uniforme, le matériel et les outils fournis, les frais de formation et de déplacement. Elle établit aussi qu’une condition de travail fondée sur l’ancienneté ou la durée du service ne déroge pas à la loi, pas plus qu’une disparité temporaire, dans la mesure où elle se résorbe dans un délai raisonnable. En résumé, une clause portant sur une des conditions de travail prévues dans la loi ou sur une condition dont les effets sont permanents est interdite, mais une clause introduisant une disparité temporaire ou ne concernant pas les matières prévues dans la loi est permise.

La Commission des normes du travail (CNT, maintenant la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, CNESST), dans une analyse réalisée en 2008 sur l’évolution des disparités constatait qu’elles étaient encore présentes dans environ 6 % des conventions collectives analysées. Conformément à son mandat, la Commission avait mis en place un plan d’action comportant trois volets — prévention, surveillance et sensibilisation —, qui l’avait amenée entre autres à intervenir directement dans les milieux de travail auprès de l’employeur et du syndicat local. Elle les invitait à établir d’autres règles et mécanismes pour répondre à leurs préoccupations plutôt qu’à mettre en place des disparités et faire porter le fardeau à une nouvelle génération de travailleurs. Cependant, le message de la Commission ne semble pas avoir eu de résonance en dehors des milieux de travail où elle est intervenue. En effet, des données datant de mars 2016 et portant sur l’ensemble des conventions collectives en vigueur montrent que la proportion de celles qui comportent des disparités s’est grandement accrue pour se situer alors à 13,7 %.

Comment expliquer la présence de telles clauses en dépit des mesures législatives et des efforts institutionnels pour en réduire l’occurrence ? Quels sont les facteurs justifiant l’introduction de telles dispositions dans les conventions collectives ? Ces dispositions se retrouvent-elles dans des entreprises qui ont des difficultés financières temporaires ou qui sont aux prises avec un contexte économique difficile ? Résultent-elles de dynamiques sectorielles et du jeu des comparaisons coercitives qui force des firmes du même secteur à adopter des pratiques similaires ? Font-elles partie de la panoplie des concessions (certains parlent même d’ultraconcessions) demandées par des employeurs qui, face à des syndicats au faible pouvoir de négociation, ne prennent plus la peine de justifier ces demandes de restrictions par des difficultés économiques, ne donnent rien aux travailleurs en retour et ne promettent pas qu’elles seront temporaires ?

Facteurs liés à la présence de disparités

Les résultats préliminaires que nous présentons ici proviennent d’une étude quantitative sur les déterminants des disparités de traitement portant sur l’ensemble des conventions collectives en vigueur au 31 décembre 2012 dans le secteur privé au Québec (soit 5 285 conventions), selon les données obtenues auprès du Secrétariat du travail, auxquelles s’ajoutent des données publiées par l’Institut de la statistique du Québec.

Tout d’abord, nous observons un taux de clauses de disparité de 14,9 %, ce qui est dans l’ordre des choses, car le taux du secteur privé est généralement plus élevé que le taux global incluant le secteur public (13,7 %).

Nos analyses montrent en premier lieu que la présence de disparités de traitement ne semble pas liée au contexte économique. Par exemple, il n’y a pas de lien statistique entre le taux de disparités et la conclusion de conventions collectives durant la dernière crise économique, ni entre ce taux et le chômage régional. Les disparités se retrouvent plus souvent dans le secteur manufacturier, aux prises avec une concurrence internationale, et dans le secteur du commerce de détail, où les entreprises syndiquées subissent la forte concurrence des entreprises non syndiquées. Les probabilités de disparités de traitement sont également plus élevées dans les secteurs comptant une importante proportion de jeunes travailleurs (moins de 30 ans), le groupe généralement plus susceptible d’être touché par ce genre de dispositions. Étonnamment, pour un autre groupe souvent visé, les femmes, le résultat est inverse : une proportion plus élevée de femmes dans un secteur diminue les probabilités d’une disparité de traitement dans les conventions. Quant au lien entre disparités et régions, les conventions collectives dans les régions non urbaines sont plus susceptibles de comporter des disparités de traitement, vraisemblablement parce qu’on souhaite rendre la localisation plus attrayante grâce à un coût de main-d’œuvre moindre tout en cherchant à favoriser le maintien des emplois et l’investissement.

Par ailleurs, il y a un lien entre la maturité d’une convention collective, que nous estimons par le nombre d’années depuis l’accréditation du syndicat, et la présence de disparités, indiquant que celles-ci constituent probablement un moyen de restreindre des conditions généralement bonnes sans toucher à celles des employés plus anciens. Ce résultat est validé aussi par la corrélation observée entre les dispositions de sécurité d’emploi et les disparités : la présence d’une disposition protégeant l’emploi des travailleurs plus anciens (comme un plancher d’emploi) augmente les probabilités d’une disparité de traitement. Dans cette même veine, on note que les conventions prévoyant une contribution de l’employeur à un régime d’assurance ou à un régime de retraite comportent plus probablement une disparité. Enfin, on remarque également que les concessions syndicales ne viennent jamais seules dans les conventions collectives. Par exemple, les conventions collectives comportant des disparités de traitement sont généralement plus longues et plus flexibles en matière d’organisation du travail et de sous-traitance que celles qui n’en comportent pas.

En somme, différents facteurs, certains liés aux dynamiques sectorielle et régionale, d’autres liés aux relations entre les acteurs, apparaissent expliquer la présence des disparités de traitement dans les conventions collectives (voir la figure ci-dessous).

 

De l’importance d’une loi équitable

Notre recherche montre que l’objectif d’éliminer les clauses de disparité de traitement dans les conventions collectives ou d’en réduire les effets n’a pas été atteint. Plus de 15 ans après avoir amendé la Loi sur les normes du travail, une proportion grandissante de conventions collectives contiennent de telles dispositions. En laissant la possibilité aux acteurs du milieu de travail de négocier légalement des disparités temporaires ou portant sur des matières autres que celles prévues à la loi, il n’est pas étonnant qu’elles demeurent une option privilégiée. À l’évidence, la sensibilisation et l’éducation auprès des parties n’ont pas permis de convaincre l’ensemble des milieux de travail à adopter des stratégies qui garantissent le respect de l’équité intergénérationnelle

Les facteurs économiques généralement invoqués par les employeurs pour exiger des concessions syndicales ne semblent pas expliquer la présence de clauses de disparité de traitement ; d’autres dynamiques sont apparemment à l’œuvre. Nous constatons que l’adoption des disparités est liée à des dynamiques sectorielle et régionale mais aussi, et surtout, à la dynamique des relations de travail au plan local. Très clairement, ces disparités résultent du marchandage ayant cours entre syndicats et employeurs : elles font partie des matières négociables, et à ce titre sont susceptibles de donner lieu à des concessions et de servir de monnaie d’échange.

Si le gouvernement estime que les disparités de traitement dans les conventions collectives sont discriminatoires et vont à l’encontre de l’équité intergénérationnelle, il faudra qu’il les interdise, qu’elles soient permanentes ou temporaires, et quelles que soient les conditions non protégées (les régimes de retraite par exemple). La solution la plus efficace pour enrayer ces disparités serait donc de limiter le champ des conditions négociables et d’éliminer toute possibilité qu’une seule catégorie de travailleurs, celle des personnes nouvellement embauchées, porte le poids des concessions négociées. Ainsi, ces dispositions ne seraient plus sujettes au rapport de force des parties, ni même au marchandage.

À l’instar de la vaste majorité des chercheurs, nous croyons que le renforcement de l’accès à la syndicalisation fait partie des moyens à déployer pour réduire les inégalités, peu importe les formes qu’elles prennent. Par exemple, un accroissement du taux de syndicalisation pourrait diminuer la pression des milieux non syndiqués, qui conduit souvent les employeurs et les syndicats à introduire ces disparités. Mais prise isolément, cette solution ne saurait enrayer définitivement cette iniquité. Seule l’interdiction légale des clauses de disparité de traitement permettrait au syndicalisme de jouer pleinement son rôle de vecteur de réduction des inégalités.

Une liste complète des sources documentaires auxquelles réfère cet article de même que les résultats des analyses statistiques menées sont disponibles sur demande auprès des auteurs.

Cet article fait partie du dossier L’évolution des modes de travail.

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Frédéric Lauzon Duguay
Frédéric Lauzon Duguay est candidat au doctorat à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, chargé de cours et chercheur doctoral au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).
Mélanie Laroche
Mélanie Laroche est professeure agrégée à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et chercheuse associée au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).
Patrice Jalette
Patrice Jalette est professeur titulaire à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et chercheur associé au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).

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