Les célébrations du 50e anniversaire de la Francophonie en 2020-2021 coïncident avec un ensemble d’événements qui secouent la conscience du monde et interpellent les idéaux portés par les États et les organisations. La mort en direct d’un suspect noir, George Floyd, à Minneapolis, sous le genou d’un policier blanc, Derek Chauvin, est le cas le plus emblématique du phénomène de racisme pendant cette période, et elle a servi de catalyseur au mouvement Black Lives Matter.

D’autres événements non moins illustratifs se produisent en francophonie. La mort de l’Autochtone Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette, au Québec, sous les insultes racistes de membres du personnel soignant, provoque aussi une onde de choc. L’arrestation et la détention d’un Noir de Montréal d’origine guinéenne, Mamadi III Fara Camara, accusé à tort de tentative de meurtre d’un agent de police et de voies de fait causant des lésions, relancent aussi le débat sur le racisme.

Le problème du racisme se pose partout avec acuité. L’entrevue accordée par la duchesse de Sussex Meghan Markle et le prince Harry à Oprah Winfrey révèle à la face du monde que la famille royale britannique porte aussi le sceau de ce phénomène. La Francophonie, le Commonwealth et les autres regroupements linguistiques travaillés en sourdine par un héritage colonial sont appelés à prendre position sur la question raciale.

La diversité des acteurs dans l’émergence de la Francophonie

Pendant que le Commonwealth cherche ses mots, la réponse de la Francophonie, rassemblant les pays ayant en partage l’usage du français, devrait être sans hésitation et sans ambiguïté. La Francophonie peut affirmer clairement que la valeur d’égalité raciale est au fondement même de son organisation. Pour ses pères fondateurs, le racisme est incompatible avec l’esprit et l’âme de la Francophonie. Celui qui l’a exprimé avec plus de force et conviction est le président sénégalais Léopold Sédar Senghor, dont on célébrera le 20e anniversaire du décès le 20 décembre 2021.

Selon Senghor, la Francophonie est avant tout une culture, celle de la langue française, belle et riche de son vocabulaire, de sa syntaxe et de sa stylistique. C’est ce « merveilleux outil trouvé dans les décombres du régime colonial », qui sert de ferment à la Francophonie, cet « humanisme intégral, qui se tisse autour de la Terre, cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ».

Nous pouvons donc affirmer que le français s’est ainsi détaché de la France pour devenir un patrimoine mondial, une sorte d’homo sapiens linguistique. À l’instar de l’ancêtre africain, il est né en France, mais s’est diffusé à travers la planète en prenant différentes couleurs et différents accents. Il faut voir en la Francophonie un tout supérieur à la somme de ses unités. Elle est un « prélude à la civilisation de l’universel », un « modèle de métissage culturel », comme le dit Senghor.

La diversité des acteurs ayant contribué à l’émergence de l’idée de Francophonie témoigne aussi de sa valeur d’inclusion et d’égalité raciales. Senghor est certes le porte-flambeau le plus reconnu de l’organisation, mais de nombreuses autres personnalités de différentes origines prennent part à son lancement. D’autres dirigeants africains, précisément Habib Bourguiba de la Tunisie et Hamani Diori du Niger, des chefs d’État asiatiques comme Norodom Sihanouk du Cambodge, et arabes comme Charles Elou du Liban, ont œuvré à la Francophonie.

Le rôle capital du Québec est largement attesté. Plusieurs auteurs lui attribuent les premières initiatives de la Francophonie, en relevant notamment la contribution majeure de Jean-Marc Léger. En effet, ce dernier est fondateur, en 1953, de l’Union culturelle française, qui donne lieu à la francophonie avec une minuscule initiale pour signifier l’ensemble des peuples et des communautés qui utilisent le français dans la vie quotidienne ou dans leurs communications. Jean-Marc Léger est par la suite, de 1960 à 1962, président de l’Association internationale des journalistes de langue française ; premier secrétaire général, en 1961, de l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF, devenue Agence universitaire de la Francophone, AUF) ; et premier secrétaire général, en 1970, de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT).

Si l’Afrique est le berceau de l’esprit de la Francophonie et le Québec, l’un des principaux architectes à travers les initiatives avant-gardistes de Jean-Marc Léger, c’est Haïti qui, fort de sa littérature fertile, est l’auteur de la première manifestation de la solidarité francophone, en donnant in extremis sa voix pour que le français accède au titre de langue officielle des Nations unies. Jacques Le Cornec, dans son ouvrage Quand le français perd son latin, l’explique clairement :

Déjà, pour que le français fût admis en 1946 comme l’une des quatre grandes langues de l’Organisation des Nations Unies, « alors qu’il ne manquait qu’une voix, c’est Haïti qui la donna » et qui permit ainsi, dans les années creuses d’après-guerre, son maintien à la tribune internationale.

Bien avant l’institutionnalisation de la Francophonie, Haïti était alors une voix forte du fait français fragilisé par la défaite de la France à la Deuxième Guerre mondiale.

En remontant plus loin, on trouve d’autres héros de la Francophonie antiraciste, notamment au pays de l’Oncle Sam. Les Noirs de la Louisiane non seulement gardent la francophonie vivante aux États-Unis, mais s’en servent depuis Abraham Lincoln comme valeur et esprit de libération. C’est dans cette optique que Clint Bruce, professeur à l’Université Sainte-Anne, en Nouvelle-Écosse, met en lumière « les racines francophones de Black Lives Matter ».

Après la guerre de Sécession et la libération des esclaves en 1865, les Noirs américains créent un journal bilingue, La Tribune de la Nouvelle-Orléans, qui se met à l’avant-garde de la lutte contre le premier événement raciste de l’ère de l’Amérique post-esclavagiste : le massacre par la police, au siège du gouvernement de la Nouvelle-Orléans, des Noirs qui réclament le droit de vote. Le journal fait tonner par la voix d’un poète une « Marseillaise noire » pour dénoncer la « Barthélemy des Noirs », tout « en appelant à l’harmonie raciale » et en prophétisant « le triomphe de la liberté, de l’égalité et de la fraternité en terre américaine ».

Le passé, le présent et l’avenir de la Francophonie passent par l’Afrique et les Noirs. L’état de la langue française dans le monde, dressé par l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) tous les quatre ans, l’indique clairement depuis vingt ans. Cela explique pourquoi l’Afrique et les Noirs francophones sont au cœur de la gouvernance de la Francophonie. Depuis la fin du mandat du Québécois Jean-Louis Roy (1989-1998), l’organisation est dirigée par des secrétaires généraux africains ou d’ascendance africaine : l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, le Sénégalais Abdou Diouf, la Québécoise d’origine haïtienne Michaëlle Jean et, actuellement, la Rwandaise Louise Mushikiwabo.

Le racisme et la Francophonie

Sauf erreur, le mot « racisme » n’existe pas dans les textes fondamentaux de la Francophonie. Dans les objectifs de la Charte de l’OIF, adoptée à Antanarivo le 23 novembre 2005, sont affirmées la diversité culturelle et linguistique, et les valeurs universelles pour promouvoir la paix, la coopération et la solidarité. Il est question de règlement des conflits, de droits humains, de dialogue des cultures et des civilisations. La Déclaration de Bamako sur les pratiques de la démocratie, des droits et des libertés, adoptée le 3 novembre 2000, reconnaît, de son côté, « le caractère inaliénable de la dignité et de l’égale valeur de tous les êtres humains », mais elle ne comporte aucune disposition explicite sur la lutte contre le racisme.

Or le racisme est « l’éléphant dans la pièce » de la Francophonie. Dès la création de l’organisation, l’idée de Francophonie nourrit les méfiances de l’Algérie, qui y voit « une sorte de néo-colonialisme déguisé ». Cette méfiance explique en partie les raisons pour lesquelles Aimé Césaire y est hostile à l’origine :

… c’était un acte de colonialisme, tout simplement. Cela m’est apparu comme un acte politique, presque une forme d’impérialisme, la francophonie […] J’étais contre une forme d’expansionnisme linguistique, ce qui signifie la mort des autres cultures. (« À propos de Léopold Sédar Senghor »)

Les soupçons de racisme et de néocolonialisme ne favorisent pas l’adhésion complète des peuples colonisés comme les autochtones, qu’ils soient de la Polynésie française, de la Nouvelle-Calédonie, des Antilles, de la Caraïbe, du Québec ou du Canada. Pourtant, au Québec, les racines de la francophonie des Premières Nations remontent au début du 16e siècle. Après les voyages volontaires ou forcés des Autochtones en France entre 1505 et 1615, la « tabagie » de Tadoussac en 1603, réunissant François Gravé du Pont et Samuel de Champlain aux Montagnais, aux Algonquins et aux Etchemins, devrait sceller de façon durable l’alliance franco-autochtone en Amérique du Nord. Mais la suite de l’histoire, marquée notamment par les manifestations de racisme à l’égard des Autochtones, conduit à une désaffection de la francophonie par les Premières Nations.

La désillusion se note aussi du côté des immigrants francophones du Canada relevant des minorités visibles. Les Noirs franco-ontariens, par exemple, se plaignent du racisme de la francophonie ontarienne, souhaitent plus de reconnaissance des Franco-Ontariens et se rassemblent dans une coalition séparée, se désespérant ainsi de l’esprit et de l’idéal francophones exprimés par Senghor.

L’égalité raciale est péremptoirement une des valeurs de jonction de la Francophonie institutionnelle avec la francophonie des peuples et des communautés. Le moment est venu pour les États et gouvernements membres de l’OIF ayant le français en partage de l’affirmer explicitement et solennellement. Le Québec, qui a toujours été un chef de file de la Francophonie, peut prêcher par l’exemple. La création par le premier ministre François Legault d’un poste ministériel responsable entre autres de la lutte contre le racisme est un pas dans la bonne direction. Il reste à traduire dans les politiques et actions publiques du Québec l’idée que le racisme est incompatible avec la francophonie.

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Charles Moumouni
Charles Moumouni est professeur titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Il est membre du conseil d’administration de l’Agora francophone internationale (AFI) et avocat à DS Avocats Canada.

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