Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire
Le perroquet Laverdure dans Zazie dans le métro de Raymond Queneau
Si, comme disait Montaigne, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie, il n’est pas surprenant que, là où il y a des parlements, il y ait des parlementeries. Ce qui surprend, c’est la détérioration des débats parlementaires au Canada ces derniers temps : non seulement un manque de civilité inouïe, mais une dégénérescence de la qualité générale du discours parlementaire. La démocratie représentative en est sortie débronzée.
Côté forme, le régime parlementaire, fondé sur des conventions pleines de finesse et de subtilité, est devenu un cirque où les pitreries sont monnaie courante, et où il est devenu improbable d’avoir un débat intelligent. La preuve en est que quand des humoristes québécois se sont entendus pour faire une parodie du Parlement en acte (dans l’émission Les Parlementeries), ils ont eu la plus grande difficulté à faire pire que la réalité.
Côté substance, sur toutes les questions essentielles, les sondages d’opinion ont aboli la fiction que le Parlement est seul capable d’être un écho fiable et légitime de la volonté générale; et la partisanerie la plus bête fait que le Parlement semble trop souvent incapable de produire autre chose qu’hyperboles et désinformation : c’est la portion « menteries » qui a pris le dessus dans « parlementeries ».
Cette détérioration tient à un certain nombre de facteurs, comme la marginalisation des législatures par des exécutifs qui prennent de plus en plus de place, mais surtout à la télédiffusion des débats qui les a fait dégénérer en une forme de téléréalité. Par conséquent, les parlementaires ont sombré dans un lamentable pugilat verbal qui n’a plus beaucoup à voir avec des débats porteurs de décisions collectives pertinentes et éclairées.
Au cœur du problème : un manque de pertinence qui tue. Le Parlement ne trouve pas de rôle dans un monde qui oscille entre la démocratie directe trop démagogique et la démocratie représentative qui ne sait plus faire écho à la volonté générale. Le Parlement est un croisé sans croix dans cette « doxocratie » (Jacques Julliard) — cette démocratie d’opinions dominée par l’intervention permanente dans les affaires publiques d’une opinion publique frelatée et souvent manufacturée. Les élites politiques sentent bien qu’elles ne dirigent plus la société ; elles pourraient peut-être au moins l’instruire. Or, elles ne savent pas comment.
Les médias ont « conquis » les auditoires et ne veulent que du showbiz. Alors, pour les parlementaires vocaux (par rapport à la vaste masse des muets), le showbiz est devenu leur outil privilégié de communication. Pour le gouvernement, c’est la focalisation sur les effets d’annonce auxquels est réduite la politique ; quant aux parlementaires de l’opposition, ils font flèche de tout bois en espérant passer aux nouvelles à la télé dans un clip de 8 secondes qui insulte le gouvernement. D’un côté comme de l’autre, les parlementaires courtisent les médias et se bousculent aux portillons de tous les talkshows, comme les rockeurs ou les auteurs de romans policiers en mal de vendre leur dernière mouture.
Les commissions parlementaires qui étaient des lieux d’études il y a quelques décennies sont devenues des arènes d’autant plus âpres que certaines sont contrôlées par les partis d’opposition qui s’en servent comme des outils de guerre, comme catapultes. Les séances tiennent du vaudeville, et les témoignages, des conversations de taverne, quand ce ne sont pas des moments de purgation pour l’élite bureaucratique mise à la question pour fins strictement partisanes.
Les gouvernements minoritaires ont évidemment exacerbé les conflits, mais l’exemple du Québec (où le gouvernement est majoritaire, ce qui n’empêche pas les débats d’être surréels) montre bien que ce n’est pas le facteur déterminant. Au cœur de la crise est la panique qui s’est abattue sur les parlementaires comme autrefois la vérole sur le bas-clergé — panique face à leur insignifiance croissante, face à une population qui veut de plus en plus qu’on la consulte sur la manière de gouverner.
L’éventail des expériences à travers le pays ne se distingue plus que par le coefficient de décorum qui perdure dans certaines législatures — coefficient qui semble être relativement moins grand à Québec ou à Ottawa, mais peut-être seulement parce que les médias nationaux scrutent les autres de moins près.
Les gouvernements minoritaires ont évidemment exacerbé les conflits, mais l’exemple du Québec montre bien que ce n’est pas le facteur déterminant. Au cœur de la crise est la panique qui s’est abattue sur les parlementaires comme autrefois la vérole sur le bas-clergé — panique face à leur insignifiance croissante, face à une population qui veut de plus en plus qu’on la consulte sur la manière de gouverner.
Cette dérive du Parlement hypothèque déjà la sélection naturelle des acteurs, et promet le pire. Aux États-Unis, acteurs et lutteurs sont devenus gouverneurs d’état : au Canada on peut s’attendre à une cuvée de plus en plus grande de saltimbanques et de clowns, habitués aux planches, et donc bien « préparés » pour devenir parlementaires. George Laraque, récemment parachuté de bas en haut chef adjoint du Parti Vert, montre à quel point la chasse aux « personnalités » devient désespérée.
Ce mouvement est fondamentalement attisé par des médias qui, depuis une génération, ont de plus en plus cessé d’instruire pour se consacrer à l’amusement, et à la mise en scène du politique. Ces médias s’autoproclament « autorisés par leurs compétences et leur indépendance » à arbitrer les débats publics et à donner des avis qu’on ne saurait impunément ignorer. Pour les médias, le Parlement est fondamentalement une foire d’empoigne, et le rôle des médias, en tant que détenteurs du kodak et du hautparleur, est d’abord de sélectionner celui dont la bouille sera vue et la voix entendue, et ensuite de simplifier les messages pour s’assurer qu’ils seront décolorés et reproduits en noir et blanc — sans la moindre subtilité surtout.
Et pour éviter toute possibilité de malentendu, un clergé de chroniqueurs et d’éditorialistes — nouveaux magistrats de l’immédiat — offrent en parallèle un service de prêt-à-penser au citoyen : ils se font définisseurs de situations et décident des balles et des prises dans le baseball parlementaire, en toute infaillibilité. Une minorité de commentateurs proposent encore des analyses éclairantes, mais la majorité se contentent d’infliger des opinions plus ou moins mal ficelées.
L’important c’est le « spectacle intéressant », et pour cela il faut des « personnalités » et du sang à la une. C’est pourquoi on peut comprendre que Susan Riley pleure, en page éditoriale du Ottawa Citizen, la sortie de scène des Clarkson et Jean, vedettes de la télé, et ronchonne sur le terne du nouveau gouverneur général, David Johnston — un intellectuel accompli mais malheureusement pas une starlette ; et Le Devoir, toujours en quête d’hyperboles, annonce dramatiquement une ère de « nouvelle noirceur » parce qu’on demande aux citoyens de remplir volontairement leur formulaire long de recensement au lieu de les y obliger de manière coercitive.
À partir du moment où le système politico-médiatique s’arroge le rôle de meneur de jeu et confie allègrement des scènes importantes à des acteurs quelconques pourvu qu’ils soient télégéniques, il n’est pas surprenant que le « Grand Théâtre » politique tende à absorber les nouveaux arrivants et à les acculturer très vite : c’est pour ces nouveaux venus une question de survie. C’est ce Grand Théâtre qui permet à ces aberrations de se perpétuer. Le relativisme moral et l’immunité parlementaire font le reste : ils permettent les pires calomnies au nom d’une notion toute personnelle d’intérêt général. Cette culture du dénigrement de l’adversaire a des effets toxiques.
On n’a pas suffisamment étudié les effets toxiques de la télé sur le parlementarisme : les impacts du passage de la graphosphère (avec ses programmes, le vrai comme mot imprimé, et le citoyen à convaincre) à la vidéosphère (avec ses fantasmes, la téléréalité, et le citoyen à séduire). Régis Debray a inventé une nouvelle science pour sonder ces phénomènes : la médiologie. C’est la science de l’impact des moyens et technologies de transmission sur nos sociétés. On sait bien que la télédiffusion des joutes de football américain a transformé le jeu : auparavant largement joué au sol, il est maintenant dominé par la longue passe parce que c’est plus spectaculaire à la télé. On a trop peu étudié comment la télévision a changé la donne et modifié la culture du système parlementaire.
La pénible, tortueuse et encore incomplète transformation, en temps réel et devant nos yeux, de Michael Ignatieff — d’intellectuel public en saltimbanque — mériterait d’être étudiée comme cas de figure.
Cette culture organisationnelle parlementaire dominée par la vidéosphère et l’image a transformé la gouvernance. « Gouverner c’est faire croire », disaient Hobbes et Churchill. Comment faire croire? En communiquant ! Et, à l’ère de la télé, pour communiquer efficacement, il faut emprunter ses moyens à Louis-José Houde.
Les élites politiques et académiques ont proposé des solutions de sortie de crise par des entourloupettes, par de nouvelles mises en scène. La plus célébrée est celle de la démocratie délibérative qui viendrait redonner un astrolabe aux parlementaires déboussolés en faisant appel à des panels de citoyens (censément représentatifs et éclairés) qu’on « aiderait » à délibérer pour qu’aux forceps les grandes orientations inspirées par le « bien commun » puissent émerger par le jeu de leurs délibérations. Puisque les parlementeries ne jouent plus leur rôle sur la grande scène, on va mettre en scène l’immaculée conception du bien commun dans un théâtre de poche. Ce stratagème grossièrement anti-démocratique, qui donnerait aux accoucheurs anonymes (politiques et académiques) un pouvoir occulte déterminant, ne saurait sauver le corps des parlementaires de son manque de légitimité.
C’est un peu la même chose pour les divers mouvements visant à modifier les modes de scrutin dans la direction de représentations proportionnelles des différents courants d’opinion. Voilà qui rendrait le Parlement plus représentatif de ces courants sans nul doute, et permettrait peut-être d’améliorer le niveau moyen de qualité des parlementaires en mobilisant des personnes de plus haute qualité dans les listes prioritaires des partis, mais il est loin d’être certain (si nous avons raison) que le Parlement en tant que système politico-médiatique échapperait aux pièges de la vidéosphère et deviendrait moins dysfonctionnel.
Les citoyens disposent de beaucoup de temps libre : ils passent des milliards d’heures devant leur télé. C’est un surplus cognitif potentiel important à mobiliser, comme le fait valoir Clay Shirky dans Cognitive Surplus (2010). Ils ont aussi le goût de participer et de contribuer à l’œuvre collective, comme l’indique la collaboration massive à des initiatives comme Wikipedia. Et ils ont enfin, avec les nouvelles technologies, les moyens de le faire. Ne reste qu’à leur faciliter la tâche.
Quant à vouloir transsubstantier les médias? Ce serait un travail d’Hercule, comme le nettoyage des écuries d’Augias, mais ce n’est pas une avenue très prometteuse. On n’a pas les instruments pour responsabiliser les médias, et ce genre d’intervention pourrait trop facilement dégénérer en excès de censure pour ne pas être considéré, avec raison, fort dangereux.
Ou modifier la culture parlementaire? C’est possible, mais pour ce faire il faut travailler de l’extérieur à modifier le contexte, parce qu’il est fort improbable que la porte du changement du parlementarisme puisse s’ouvrir de l’intérieur.
Les voies de sortie de crise pour le parlementarisme passent par l’extérieur — par trois grandes avenues déjà ouvertes qu’il s’agirait de mieux aménager.
La première part de la participation accrue des citoyens comme producteurs de gouvernance. L’État n’est plus le grand manitou en charge de la gouverne de nos sociétés. Au lieu de gaspiller temps et ressources à radouber la plomberie d’un Parlement grandement amoché, autant s’assurer qu’on donne aux citoyens le plus possible voix au chapitre.
Les citoyens disposent de beaucoup de temps libre: ils passent des milliards d’heures devant leur télé. C’est un surplus cognitif potentiel important à mobiliser, comme le fait valoir Clay Shirky dans Cognitive Surplus (2010). Ils ont aussi le goût de participer et de contribuer à l’œuvre collective, comme l’indique la collaboration massive à des initiatives comme Wikipedia. Et ils ont enfin, avec les nouvelles technologies, les moyens de le faire. Ne reste qu’à leur faciliter la tâche. Il existe déjà des recueils de principes capables de guider ce genre d’initiatives (par exemple, « Les principes de la gouvernance au XXIe siècle » www.alliance21.org).
Cela devrait à la fois contribuer à instruire les parlementaires et les technocrates, et à neutraliser en bonne partie le contrôle des grands médias sur l’opinion publique. Déjà les blogs donnent voix aux citoyens, la prochaine étape est de faire passer les citoyens des opinions aux actes, d’aider ceux qui peuvent contribuer à la gouvernance à le faire non seulement en esprit mais en actes.
La seconde avenue consiste justement à fournir aux citoyens les forums et les leviers nécessaires pour qu’ils puissent accomplir leurs devoirs de gouvernance. Cet activisme citoyen doit être canalisé dans des mésoforums où cette énergie-action ne sera pas dissipée et perdue, mais plutôt orientée vers des familles de problèmes suffisamment circonscrits pour que le bricolage qu’on pourra déclencher porte à conséquence.
De tels méso-forums ne sont pas tellement difficiles à construire. Le choix par l’ancien sénateur Michael Kirby d’abandonner l’idée d’une réforme globale trop ambitieuse du régime de soins au Canada, et de se concentrer sur la santé mentale, est un exemple intéressant de création d’un méso-forum susceptible de mobiliser les citoyens et les communautés de pratique en santé mentale, et de faire toute la différence.
La troisième avenue est l’accord sur un protocole pour orchestrer ces divers échanges dans les méso-forums de manière à éviter tout cul-de-sac (engendré soit par le sabotage, soit par des blocages attribuables aux malentendus, aux bris de la conversation ou à une incapacité à dépasser certaines incompatibilités de base) par la mise en place de mécanismes à sécurité intégrée.
Ces fail-safe mechanisms (selon l’expression anglaise) permettent de sortir des impasses en faisant comprendre à tous les participants que la « solution » qui risque d’être imposée pour en découdre avec l’impasse est susceptible de déplaire à tout le monde encore plus que toutes les solutions négociées. Voilà qui assouplit grandement le jeu des médiations et négociations.
C’est l’enseignement de Salomon qui, face à deux femmes qui se disent la mère d’un enfant et se le disputent, suggère de le couper en deux… Moins dramatiquement, c’est l’accord qu’on donne d’avance dans un arbitrage patronal-syndical à la définition de ce que sera la majorité : deux voix sur trois (représentant patronal, représentant syndical, arbitre) ou, en cas de désaccord complet entre tous les membres, la voix de l’arbitre.
Les problèmes du parlementarisme sont attribuables (comme tous les autres) en partie à l’ignorance et à la mauvaise foi, et en partie à l’ineptie — c’est-à-dire à un comportement inapproprié qui reflète mal l’état des connaissances et un arpentage raisonnable de l’ordre socio-politique.
Dans nos sociétés complexes, personne n’a toute l’information, les ressources et le pouvoir pour gouverner effectivement de haut en bas. Il faut collaborer pour éviter l’ineptie. Quand on construit des édifices de soixante étages, de vastes équipes collaborent, communiquent constamment et inventent des moyens aussi simples que des listes pense-bête négociées (checklists) pour les aider dans ce travail de collaboration. Le résultat est que les grands édifices ne s’effondrent que très, très rarement.
Face aux problèmes de la démocratie, c’est davantage de démocratie qu’il faut, comme dirait John Dewey. Impliquer davantage le citoyen en tant que producteur de gouvernance devrait l’amener par son bricolage à réduire le degré d’ineptie du système. Cela devrait réduire aussi le niveau d’ignorance.
Il pourrait s’ensuivre que, pour le plus grand bien de l’entreprise démocratique, les parlementaires apprennent à parler moins et moins fort, et à écouter mieux ce que leurs partenaires en gouvernance ont d’intéressant à leur communiquer — non seulement un dimanche tous les quatre ans, mais tous les jours de la semaine. Il pourrait aussi s’ensuivre que les citoyens, davantage empouvoirés, soient moins aisément emberlificotables par les médias.
Il ne restera alors plus qu’à s’attaquer au problème de la mauvaise foi.