(Cet article a été traduit en anglais.)
Le 15 mai 2021 marque mon dernier jour de travail à l’Université Laurentienne de Sudbury en tant que professeure et directrice du Département de science politique. Tout comme moi, une centaine de professeurs ont perdu leur emploi à la suite de la procédure de restructuration entamée le 1er février 2021, en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. Le processus suit toujours son cours, mais les dégâts sont déjà considérables : l’Université a fermé plus de 75 programmes (sur un total d’environ 210) et a en plus réduit les effectifs des programmes restants. La Faculté des arts, en particulier, a été décimée, son personnel enseignant passant de 85 à 38 personnes, d’après les chiffres fournis par les ressources humaines au Sénat de l’Université. Les accords avec les universités fédérées ont été rompus unilatéralement, et des centaines d’étudiants se retrouvent désormais dans l’impossibilité de finir leur programme d’études dans la discipline de leur choix.
En de telles circonstances, il est usuel de vouloir identifier et punir les responsables. Notons que les manquements passés et les problèmes financiers ont été sous-estimés ou maquillés d’année en année. L’audit que proposent les autorités provinciales est en ce sens bienvenu. Par ailleurs, la culture organisationnelle était depuis longtemps dégradée, en raison de lourdeurs et de blocages administratifs, des tendances au clientélisme et au népotisme, des relations tendues entre l’administration et les syndicats… Ajoutons à cela une pandémie, et voilà qu’une situation critique devient vite désespérée ! Il s’agit donc d’une procédure et de circonstances exceptionnelles, et aussi ― espérons-le ―, d’un cas isolé qui ne fera pas école. Pourtant, l’Université Laurentienne joue aussi le rôle du « canari dans la mine de charbon », une expression bien à propos dans la région minière de Sudbury. Ses déboires sont aussi le symptôme d’un mal plus profond, touchant toute l’éducation postsecondaire en Ontario et ailleurs au pays.
L’utile et le rentable
À bien des égards, on peut considérer les universités comme des institutions héritées d’une autre époque — avec leur jeu de valeurs démodées, tel que la culture classique et ses livres poussiéreux, leur préservation des savoirs anciens et sacrés, leur respect des hiérarchies et des statuts, leur rapport quasi religieux à la connaissance… Elles peinent à tirer leur épingle du jeu dans nos sociétés modernes et capitalistes qui ne savent reconnaître que ce qui est quantifiable, mesurable, vendable, consommable, et où toute valeur, toute action, est réduite à son utilité. La situation de l’Université Laurentienne met au jour de manière caricaturale ce décalage entre valeurs universitaires et capitalisme financier en donnant à voir les effets dévastateurs qu’entraînent le mépris du métier et de la vocation de professeur et le règne de la rentabilité.
Aujourd’hui, les controverses sur le politiquement correct, la « cancel culture » et la liberté d’expression sur les campus attirent souvent l’attention des médias, mais je crains que le réel danger, celui de la rentabilité à tout prix, soit moins original et bien plus pernicieux.
En effet, beaucoup d’entre nous considérions notre emploi sûr et stable : personnellement, comme beaucoup d’autres collègues, je me considérais chanceuse d’avoir atteint le saint Graal que représente la permanence dans le milieu universitaire, après de nombreuses années d’études et de travail plus ou moins précaire. Or une des raisons pour lesquelles les professeurs permanents ont accès à une plus grande sécurité d’emploi que les employés d’autres industries est la liberté universitaire. Nous enseignons en notre âme et conscience, et ni le climat idéologique ni la rentabilité de nos connaissances ne devraient orienter notre enseignement. Aujourd’hui, dans les grandes démocraties occidentales, les controverses sur le politiquement correct, la « cancel culture » et la liberté d’expression sur les campus attirent souvent l’attention des médias, mais je crains que le réel danger, celui de la rentabilité à tout prix, soit moins original et bien plus pernicieux.
En faisant dépendre la survie des programmes et les embauches de professeurs de la popularité des disciplines, on renforce l’idée que seuls l’utile et le rentable ont droit de cité dans nos sociétés et dans nos institutions d’enseignement postsecondaire. Cela mène à une situation tout à fait paradoxale. D’un côté, la rentabilité est reine et le jargon managérial, omniprésent : dans les plans stratégiques et les réunions de gouvernance, les offres de cours se veulent « optimales », on « mobilise » le « capital humain » et « maximise » les « efficiences ». De l’autre côté, les universités et les collèges, petits et grands, peinent à préparer les diplômés pour le monde du travail : les employeurs demeurent insatisfaits, les formations s’avèrent inadaptées, les postes en forte demande restent vacants. Les arguments financiers à court terme de nos dirigeants et les exigences propres à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies en termes de viabilité financière sont donc trompeurs. Le mot d’ordre est non seulement « viabilité financière », mais aussi « croissance » et « réussite financière ».
Dans sa deuxième déclaration sous serment (déposée le 21 avril 2021), le recteur et vice-chancelier de l’Université déclarait que l’un des principes élaborés pour guider la restructuration des programmes d’études et des offres de cours était le suivant :
L’UL doit être en bonne position pour assurer à la fois sa viabilité financière à court terme et sa réussite financière à plus long terme, afin que l’UL soit en mesure d’investir dans des domaines de croissance et de créer des réserves de trésorerie pour fournir le coussin financier nécessaire. (p. 44, ma traduction)
Équilibrer le budget ne suffit donc plus, même pour les universités, organisations à but non lucratif : il faut être rentable aujourd’hui, et encore plus demain. Cela explique notamment que des programmes financièrement neutres ou autofinancés, tel celui de sage-femme, ont été fermés. Hautement spécialisés et à capacité d’accueil limités, ils répondent à une demande communautaire et professionnelle. Ils ne font pas perdre d’argent à l’Université, mais commettent le « péché suprême » de ne pas lui en faire gagner non plus. Les termes utilisés sont, une fois de plus, révélateurs : l’université justifie les fermetures par des « perspectives de croissance limitées » (p. 61 du document cité plus haut).
L’« exception pédagogique »
Par contraste, l’université nous explique que, pour « réussir », il faut « des programmes d’études vibrants qui correspondent à ce que les étudiants souhaitent [ou veulent] apprendre » (courriel du recteur du 17 avril 2021). Cette position bafoue le bon sens éducatif et revient à se comporter comme un parent qui nourrirait ses enfants exclusivement de sucreries. Loin de moi l’idée de défendre le paternalisme inverse, où seules les disciplines les plus exigeantes intellectuellement seraient enseignées, et ce, contre la volonté des étudiants. Un bon éducateur cherche à offrir de la diversité et apprend aux élèves à faire eux-mêmes les bons choix. Ceux qui croient jouer le jeu du marché, de la compétitivité, du profit en donnant— pardon, en vendant — aux jeunes étudiants ce qu’ils veulent, ne connaissent ni leur produit ni leurs clients : les jeunes étudiants sont les premiers à reconnaître ne pas savoir ce qu’ils veulent faire ou étudier, ou, du moins, ils ne le savent pas au début de leurs études universitaires.
Cette situation n’illustre que trop bien les limites des logiques de rentabilité et de profit lorsqu’elles sont appliquées au domaine éducatif et culturel. L’éducation n’est pas un bien ou un service comme un autre, et les professionnels de l’éducation ne sont pas des travailleurs comme les autres ; l’enseignement n’est pas un simple « job » : c’est une vocation. Quand il est question de logiques de marché et de concurrence, on parle souvent d’« exception culturelle », mais il faudrait aussi insister sur l’« exception pédagogique ». Dans toute forme d’apprentissage, les relations en jeu sont plus personnelles que commerciales ; on n’achète pas un diplôme comme on achèterait un téléphone intelligent. Le rôle des universités n’est pas de présenter un éventail de choix attrayants à un public mal informé, mais, au contraire, de fournir aux étudiants les outils et le matériau intellectuel nécessaires pour qu’ils puissent se construire un avenir.
Le rôle des universités n’est pas de présenter un éventail de choix attrayants à un public mal informé, mais, au contraire, de fournir aux étudiants les outils et le matériau intellectuel nécessaires pour qu’ils puissent se construire un avenir.
La « débâcle » de la Laurentienne aura au moins montré ceci : les pressions capitalistes réussissent certes à détruire les valeurs et les repères traditionnels du monde universitaire, mais ne remplissent pas pour autant leurs propres objectifs financiers et utilitaires. Autrement dit, on y perd son âme sans y trouver son compte en espèces sonnantes et trébuchantes. La procédure inédite et à haut risque du recours à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies ― normalement réservée aux entreprises privées ― ne fait qu’exacerber les contradictions communes à tous les établissements d’enseignement postsecondaire.
Comme dans la fable de l’apprenti sorcier, les forces magiques de cette loi ont été conjurées par notre équipe dirigeante afin de lui permettre de fermer plus facilement les programmes et de licencier les professeurs permanents sans s’engager dans de longues procédures. Mais ces mêmes forces peuvent se révéler vite dangereuses et incontrôlables, et, je le crains, risquent encore de mettre à terre l’édifice tout entier.
Un petit rappel de bon sens à nos dirigeants et gestionnaires s’impose : quand on veut être gagnant dans l’« industrie » de la connaissance, il serait prudent de ne pas dénigrer la connaissance elle-même ni ceux et celles qui la produisent et la transmettent.