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La politique commerciale fait les gros titres depuis que le président américain Donald Trump a lancé ses tarifs contre le Canada l’hiver dernier. Cette pression représente une occasion unique pour le gouvernement Carney et ses homologues provinciaux de tirer pleinement parti de la politique industrielle afin de permettre au Canada de prospérer dans un contexte mondial incertain.
Les outils traditionnels, comme les subventions, les marchés publics, les incitations fiscales et l’accès facilité aux programmes de financement fédéraux restent essentiels. Mais les politiques de la concurrence, souvent sous-utilisées, peuvent jouer un rôle clé pour stimuler l’innovation, la croissance et la productivité. Il est temps de les reconnaître comme un levier de la politique industrielle, et non plus uniquement comme un simple mécanisme d’application.
Moderniser la politique de la concurrence au Canada permettrait d’adopter une démarche proactive, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Une politique efficace améliore la productivité en éliminant les goulots d’étranglement dus à la concentration dans certains secteurs, en soutenant des industries nationales dynamiques plutôt que des acteurs installés et passifs, et en garantissant un accès équitable aux infrastructures essentielles, aux données et aux nouvelles plateformes numériques.
Elle contribue également à renforcer la souveraineté canadienne dans des secteurs stratégiques, alors que la consolidation mondiale des entreprises s’intensifie.
La politique de la concurrence comme stratégie nationale
Pour libérer son potentiel en matière de croissance et d’innovation, le Canada doit adopter une approche pangouvernementale et intégrée. Trop souvent, la politique de la concurrence est perçue comme l’apanage de bureaucrates à Ottawa. Or, l’économie canadienne ne peut se démocratiser depuis la Colline du Parlement ou un seul ministère.
Créer un marché plus libre et équitable exige que plusieurs ministères fédéraux coordonnent leurs efforts autour d’objectifs communs, tandis que les provinces élaborent des règles dans leur champ de compétence.
S’attaquer aux obstacles au commerce interprovincial est un bon début, même s’il est tardif. Mais cela ne suffit pas.
Les frictions internes au commerce demeurent une particularité frustrante du fédéralisme canadien. Des régimes d’octroi de licences disparates aux restrictions sur la vente d’alcool entre provinces, ces obstacles, qui seraient impensables dans d’autres économies avancées, se sont normalisés.
En les éliminant, on réduit les doublons, on ouvre des opportunités aux entreprises et aux travailleurs, et on crée des marchés plus vastes et dynamiques. La promesse d’une « économie canadienne forte et unifiée » offre un fort potentiel. Le commerce intérieur représente environ 20 % du PIB, de sorte que même de petites améliorations peuvent produire des gains importants.
Mais la réforme du commerce intérieur ne vise pas qu’à améliorer l’efficacité économique. Elle prépare le terrain à une politique de la concurrence proactive et prédistributive, qui crée des marchés plus équitables.
Pour y arriver, les provinces et le fédéral doivent collaborer. Face aux droits de douane imposés par Trump, le premier ministre Mark Carney a posé les bases d’une approche pangouvernementale pour renforcer la compétitivité du pays.
Les leviers provinciaux pour ouvrir les marchés
Les marchés publics, qui représentent environ 15 % du PIB, peuvent aussi servir les objectifs nationaux. Les gouvernements devraient utiliser leur pouvoir d’achat pour favoriser des écosystèmes ouverts et concurrentiels, plutôt que de renforcer les acteurs dominants. Ils pourraient exiger des normes ouvertes ou l’interopérabilité dans les contrats technologiques et investir dans des options publiques, comme des plateformes de données ouvertes ou des modèles publics d’IA, pour empêcher la monopolisation.
Les provinces disposent d’outils que les régulateurs fédéraux n’ont pas. Elles peuvent protéger les petits acteurs en interdisant les clauses d’exclusivité, les droits de mise en rayon et certaines pratiques dans le commerce de détail alimentaire, qui désavantagent les petits fournisseurs et les épiciers indépendants.
Elles peuvent aussi soutenir des alternatives régionales, comme l’Ontario Food Terminal, et limiter les pratiques immobilières anticoncurrentielles, à l’image du Manitoba, qui vient d’agir contre les clauses restrictives. Ces mesures protègent les consommateurs, mais surtout maintiennent des marchés ouverts et concurrentiels, particulièrement dans les secteurs dominés par des acteurs nationaux qui ont écarté leurs concurrents.
Quand la réglementation canadienne favorise la concentration des entreprises
De même, la protection des consommateurs est surtout provinciale. Ces dernières devraient adopter des normes communes pour faciliter la comparaison des prix et aider les consommateurs à faire des choix éclairés. Face aux pratiques comme les prix d’appel elles pourraient collaborer pour détecter les frais abusifs, renforcer l’étiquetage et garantir la facilité de résiliation des abonnements. Ces mesures réduiraient les pratiques trompeuses et rétabliraient la confiance dans le marché.
Pourquoi la tarification à l’unité n’est-elle obligatoire qu’au Québec, qui a aussi renforcé ses règles sur les pourboires et la tarification abusive ? Pourquoi d’autres provinces ne s’inspirent-elles pas de la loi sur la vente de billets de l’Ontario, qui protège contre les revendeurs automatiques et les frais cachés ? Pourquoi l’obsolescence programmée reste-t-elle tolérée? Et qu’en est-il des abonnements piégés?
Les travailleurs devraient pouvoir gagner leur vie sans être enfermés dans des contrats coercitifs ou des applications qui limitent leur mobilité. Les clauses de non-concurrence entravent des millions de travailleurs. Des études montrent que leur interdiction ou leur restriction augmenterait les salaires et la productivité. Les provinces peuvent montrer l’exemple, comme l’Ontario, qui les a interdites en 2021.
Pourquoi les autres provinces n’ont-elles pas suivi, et pourquoi ces clauses persistent-elles au fédéral? Elles sont inutiles et restrictives. Récemment, l’Australie a annoncé une interdiction fédérale des clauses de non-concurrence pour les travailleurs gagnant moins de 175 000 $ par an. La déclaration économique fédérale de l’automne 2024 évoquait des mesures similaires, mais leur avancement reste incertain.
Le secteur de la santé est aussi mûr pour un leadership provincial. Le Québec a déjà séparé la propriété des pharmacies des compagnies d’assurance. D’autres provinces pourraient suivre ou exiger plus de transparence des gestionnaires de prestations pharmaceutiques, dont les tarifs opaques font grimper les coûts. Elles pourraient aussi soutenir les médicaments génériques et biosimilaires, et garantir des marchés pharmaceutiques compétitifs, au bénéfice des patients et des gouvernements.
Elles peuvent rejoindre les efforts fédéraux pour moderniser la loi sur le droit à la réparation, promouvoir ce droit et faire pression pour imposer l’interopérabilité des équipements agricoles et électroniques. Ces sujets techniques sont pourtant cruciaux pour permettre aux Canadiens, et notamment les petites entreprises, de rester compétitifs dans des écosystèmes numériques dominés par quelques grands acteurs.
Le Canada doit adopter un nouveau plan d’action qui considère la politique de la concurrence non comme un domaine réservé aux technocrates, mais comme un outil collectif pour bâtir de meilleurs marchés. La politique industrielle ne doit plus être un mécanisme visant à sélectionner des gagnants, mais une mission collaborative pour ouvrir des opportunités.
Les provinces n’ont pas à attendre Ottawa. Elles peuvent agir dès aujourd’hui en harmonisant les règles de protection des consommateurs, en soutenant les indépendants, en autonomisant les travailleurs et en réformant les marchés faussés par des monopoles hérités du passé.
Le conseil de la concurrence américain, sous l’impulsion de Joe Biden, a montré ce qu’une coordination gouvernementale peut accomplir pour réduire les coûts et libérer les travailleurs. Nous pouvons faire pareil ici, en considérant la concurrence non comme une politique cloisonnée, mais comme un fondement national.
Comme l’écrit Carney dans Values (2021) : « Une vigilance éternelle au nom de la concurrence est essentielle. » Saisissons cette chance pour en faire une habitude à l’échelle gouvernementale.