Le projet de loi C-11 – qui fait entrer les plateformes en ligne telles que YouTube, Netflix, Apple TV, TikTok, Instagram dans le champ d’application de la Loi sur la radiodiffusion de 1991 – soulève d’importantes questions sur la souveraineté du Canada en matière de politique culturelle. La diffusion de contenus médiatiques par des plateformes en ligne soulève également des questions plus larges sur la gouvernance et le contrôle individuel des données personnelles.
Ces enjeux suivent des décennies où le gouvernement fédéral n’a pas fait grand-chose pour que la loi soit mise à jour à mesure que les géants numériques étendaient leur pouvoir. La juriste américaine Julie Cohen note qu’en raison de leur taille, ces plateformes partagent souvent les attributs des États les plus puissants en termes de population, de territoire et de réseau, ainsi que dans la capacité à influencer les médias, les idées, les préférences, les lois et les normes.
Mais ces géants en ligne ne sont pas des démocraties. Leurs pouvoirs ne proviennent pas de processus législatifs et administratifs codifiés, et excluent souvent toutes formes de contrôles et de contrepoids. Au contraire, ils opèrent avec peu de transparence, évitent de rendre des comptes et profitent de la faiblesse des lois sur la vie privée pour empiéter sur les données personnelles des utilisateurs.
La portée du projet de loi C-11 visant à réglementer ces entreprises soulève de nombreuses préoccupations valables. Qu’est-ce qui distingue les entreprises des utilisateurs qui génèrent leur propre contenu ? Quand considère-t-on qu’un contenu est une émission assujettie à la réglementation ? Qu’est-ce que du contenu canadien ? Comment les nouvelles exigences de découvrabilité serviront-elles les intérêts des créateurs de contenu canadien, des téléspectateurs et de notre politique culturelle ?
Au moins, ces questions sont soumises à un débat public.
Une fois en vigueur, la mise en œuvre de la loi continue d’être soumise à l’examen du public par le biais du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), des tribunaux et de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que d’autres lois, aussi imparfaites ces cadres puissent-ils être.
J’ai récemment analysé avec Jacqueline McLeods Rogers l’extension de la réglementation de la radiodiffusion aux entreprises en ligne (l’objectif principal du projet de loi C-11) en tant que compétition entre les souverainetés de l’État, de la plateforme en ligne et de nos propres données personnelles. Nous avons conclu à la nécessité d’une certaine forme de réglementation des plateformes en ligne.
Ces responsabilités relèvent des pouvoirs juridictionnels du Canada et, selon nous, le principe de neutralité technologique les requiert. L’extension de la réglementation de la radiodiffusion aux entreprises en ligne est également conforme au principe de souveraineté culturelle nationale, qui a sous-tendu de nombreuses versions de notre réglementation nationale de la radiodiffusion en tant que système unifié au cours des 50 dernières années.
Nous concluons également qu’avec la convergence rapide de la radiodiffusion et des télécommunications, toute réglementation future doit inclure davantage de transparence, de redevabilité et de protection. Cela s’applique au traitement des données personnelles des usagers, ainsi qu’à la gouvernance des données relatives au contenu des médias. Elles doivent être considérées comme une question d’intérêt public, de politique culturelle nationale et de souveraineté. Mais malheureusement, l’utilisation des données personnelles par les médias – et plus généralement la gouvernance des mégadonnées par les entreprises de radiodiffusion – a été négligée dans les débats sur le projet de loi C-11.
Protection des données personnelles des téléspectateurs
Shoshana Zuboff , professeure émérite Charles Edward Wilson de la Harvard Business School, décrit le monde numérique comme un monde marqué par la perte des frontières. Nos informations personnelles y sont vulnérables et les maraudeurs peuvent agir à leur guise. Les entreprises en ligne proposent des menus ciblés de services médiatiques, qui sont conçus pour contrôler les options des téléspectateurs et maximiser les profits des entreprises.
Actuellement, les utilisateurs doivent choisir parmi ces offres ciblées sans grande protection de l’État. Pour paraphraser Ronald Deibert, directeur du Citizen Lab de la Munk School of Global Affairs and Public Policy, nous sommes vulnérables aux attaques, toutes portes ouvertes, sans aucune défense pour faire obstacle aux intrusions. N’importe qui peut nous observer.
Dans un article de 2019, Robert Hunt et Fenwick McKelvey suggèrent que la personnalisation algorithmique du contenu médiatique (générée par le traitement de nos données personnelles) est une forme de politique culturelle. En d’autres termes, il s’agit de la gestion de « l’expression culturelle par le code ». C’est une forme d’édition de contenu, une fonction principale de la radiodiffusion traditionnelle, soumise au cadre et aux objectifs politiques de la loi.
Pourtant, la personnalisation diverge de l’organisation traditionnelle des contenus de la radiodiffusion sur des points importants. Comme le souligne la chercheuse en médias Tanya Kant, la personnalisation du contenu médiatique équivaut à une forme de diffusion restreinte.
La radiodiffusion traditionnelle offre la même programmation à tous les téléspectateurs. La personnalisation générée par un système informatique modifie quant à elle la possibilité de découvrir d’autre contenu d’une manière qui n’est pas nécessairement compréhensible pour les usagers. Cette personnalisation automatisée peut compromettre la souveraineté des usagers, car elle ne se fait pas uniquement dans le but d’autonomiser leur expérience et de leur présenter un contenu taillé sur mesure. Elle oriente aussi subrepticement leurs choix pour servir les intérêts de la plateforme d’une manière qui peut être manipulatrice et trompeuse.
Assurer un contrôle plus strict de l’extraction des données personnelles liées à la consommation de contenus médiatiques est encore plus essentiel que pour les autres transactions de commerce en ligne. À ce titre, la réglementation des contenus médiatiques doit prêter attention non seulement aux contenus et à la manière dont ils sont produits et diffusés, mais aussi à ce qui se passe en coulisses pendant que les téléspectateurs consomment du contenu.
Gouvernance des données sur le contenu des médias
La souveraineté du Canada en matière de données doit être réévaluée à la lumière de l’intensification de l’utilisation des données personnelles des spectateurs de contenu médiatique. Par exemple, est-ce que l’utilisation de YouTube comme plateforme Web par défaut de CBC/Radio-Canada est une pratique qui va dans le sens de la politique canadienne de radiodiffusion ? Quel accord est en place pour garantir que les intérêts des téléspectateurs canadiens sont protégés et conformes à la loi canadienne sur la radiodiffusion ? Ces préoccupations ont été négligées dans les débats en cours autour du projet de loi C-11.
Modifications progressives d’un cadre juridique existant
La réforme législative de la radiodiffusion actuellement en cours ne consiste pas en une refonte complète du régime actuel. Elle apporte plutôt des changements progressifs aux cadres juridiques existants sans en bouleverser la base. En effet, les médias traditionnels ne sont jamais complètement effacés par les nouveaux médias.
Des changements progressifs sont apportés par le projet de loi C-11 en plaçant explicitement les entreprises du Web sous son égide. L’obligation pour les plateformes en ligne de financer la création de contenu canadien de manière équitable et les exigences de découvrabilité du contenu canadien pour leurs services offerts au pays constituent les deux changements les plus importants. Mais ces exigences restent très éloignées des exigences réglementaires en matière de contenu qui s’appliquent aux entreprises de radiodiffusion traditionnelles en vertu de la Loi sur la radiodiffusion.
Dans leur forme actuelle et proposée, les pouvoirs réglementaires de surveillance du contenu médiatique constituent un exercice modéré mais important de la souveraineté culturelle. Ces pouvoirs de surveillance réglementaire sont censés garantir le respect de normes minimales de qualité de l’information, une représentation régionale adéquate, la spécificité et la promotion des cultures et des langues autochtones, de la langue française, des minorités linguistiques, des communautés racisées, des personnes handicapées et des voix de la diversité sexuelle. Dans la mesure où la souveraineté culturelle nationale, l’intérêt public, la neutralité technologique, la protection de la vie privée et des données personnelles sont importants, on peut et on doit en faire plus.