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Le trajet vers une stratégie consensuelle pour soutenir le journalisme d’information a pris quelques nouveaux virages au cours des premières semaines enfumées de l’été 2023.
Le Parlement fédéral a adopté la Loi sur les nouvelles en ligne – le projet de loi C-18 –, tandis que ses principales cibles, Meta et Google, ont promis des restreindre l’accès aux nouvelles sur leurs plateformes. Bell Media, propriétaire du plus grand réseau privé de télévision au pays, a supprimé 340 emplois, puis demandé au CRTC d’être dispensé de toutes ses obligations concernant l’information locale. En même temps, les deux plus grandes entreprises de journalisme en ligne du Canada – Postmedia et Nordstar –annonçaient des négociations en vue d’une fusion, trois ans seulement après avoir fermé 44 publications locales dans le cadre de leur accord « échanger et fermer ». Puis, ils ont interrompu les pourparlers, invoquant entre autres facteurs, « l’incertitude réglementaire et financière ».
À travers ces multiples rappels de la crise de viabilité que connait le journalisme canadien, Konrad Von Finckenstein et Peter Menzies, deux voix conservatrices respectées, ont présenté une proposition ambitieuse de stratégie nationale d’information, publiée le 7 juin par l’Institut Macdonald-Laurier.
Leur document hautement lisible, et au titre accrocheur And Now, The News – A national news media policy for Canada (Et maintenant, les nouvelles – Une politique nationale des médias d’information pour le Canada), mérite d’être examiné attentivement en tant qu’alternative rafraîchissante à l’enflure rhétorique et au dénigrement nihiliste des médias grand public.
Bien que nous ne soyons pas d’accord avec toutes les conclusions et recommandations d’And Now, ses principes fondamentaux sont clairs et cohérents avec notre riche histoire de protéger les médias d’information canadiens, à laquelle ont contribué le rapport Yale sur la radiodiffusion, en janvier 2020, puis le rapport du Forum des politiques publiques Le miroir éclaté, en 2017. Ce dernier, associé au lobbying des éditeurs de presse, a poussé le gouvernement libéral à adopter plusieurs politiques, notamment des initiatives majeures en matière de financement et de fiscalité, de même que le projet de loi C-18 mentionné plus haut.
L’objectif : du journalisme durable
Comme ses prédécesseurs, le rapport Von Finckenstein-Menzies met de l’avant un objectif politique qui semble faire l’objet d’un consensus croissant : l’État doit contribuer à soutenir le journalisme. Cet objectif semble reposer sur quatre principes.
Premièrement, l’information est essentielle à la démocratie. Des informations factuelles et vérifiables sur des sujets d’intérêt public ne sont pas comme n’importe quel bien de consommation. Au contraire, des nouvelles rapportées de manière responsable constituent un « bien public » qui prend une importance particulière alors que les gens peinent de plus en plus à distinguer les faits globalement fiables des faussetés largement répandues, en raison du trouble de l’information.
Deuxièmement, le journalisme qui mérite d’être préservé doit inclure des efforts pluralistes pour décrire l’actualité à partir de points de vue divers. Cette caractéristique de ce que l’on entend généralement par une presse libre est menacée lorsque la propriété est consolidée.
Troisièmement, l’information se distingue plus clairement de la propagande lorsque ses producteurs bénéficient d’autonomie journalistique, ce qui inclut l’indépendance de l’influence du gouvernement.
Quatrièmement, une politique saine ne doit pas viser à sauver tous les organes de presse, comme si chacun d’eux était intouchable, mais à chercher à soutenir une industrie de l’information qui récompense la qualité, l’innovation et la réussite entrepreneuriale.
Il est toutefois plus facile de s’accorder sur ces principes que d’adhérer à l’ensemble des outils politiques proposés par And Now. Certains reprennent ou affinent des idées connues, d’autres suggèrent des innovations radicales, et d’autres encore doivent être chiffrés pour en évaluer la faisabilité.
Comme pour tous les outils de politique publique, ils reposent sur des choix politiques structurants – trois dans ce cas : (1) Radio-Canada doit conserver un rôle central dans la fourniture d’informations en ligne; (2) les incitations fiscales doivent porter le fardeau du soutien au journalisme de qualité et à l’innovation, et non les subventions; et (3) les géants numériques doivent assumer une partie du coût de la production de nouvelles.
1) Un rôle central pour Radio-Canada
Malgré leur point de vue conservateur, Von Finckenstein et Menzies s’éloignent d’une tendance actuelle qui souhaiterait « définancer Radio-Canada ». Ils proposent au contraire un rôle public important pour le radiodiffuseur public. Selon eux, Radio-Canada/CBC devrait se considérer moins comme un concurrent des autres entreprises de presse et davantage comme un fournisseur essentiel de nouvelles et d’informations pour tout le monde.
Ce choix politique a plusieurs implications. Radio-Canada devrait cesser de vendre de la publicité; assurer la couverture démographique et régionale la plus large possible des informations quotidiennes de base; et partager sa production éditoriale dans par le biais d’une licence de type « Creative Commons », accessible à tous les autres médias d’information.
Ces idées bénéficient déjà d’un soutien considérable et, bien qu’il y ait beaucoup à débattre dans les autres propositions des auteurs concernant la SRC, leur point de vue sur le rôle central qu’elle devrait mener dans toute stratégie d’information canadienne établit un terrain d’entente pour une discussion fructueuse sur la suite des choses.
L’un des points litigieux porte sur la façon de financer Radio-Canada pour qu’elle puisse jouer ce rôle central. MM. Menzies et Von Finckenstein maintiendraient les niveaux actuels de financement fédéral, malgré la perte de 420 millions $ en recettes publicitaires. Cela suggère soit de cannibaliser la production de la SRC qui ne touche pas à l’information, soit de remplacer ces 420 millions $ par des fonds publics. L’un ou l’autre supposerait une réévaluation beaucoup plus profonde du mandat du diffuseur public.
2) Réacheminer les taxes
Le second choix politique de And Now pour les médias de propriété privée est de remplacer les subventions par des incitations fiscales ciblées.
Seraient rapidement éliminées la subvention de 30 millions $ pour les salaires versés aux journalistes employés par des organismes de journalisme canadiens qualifiés, de même que le programme d’aide aux éditeurs de 85 millions $ pour les journaux et magazines communautaires – qui inclut un fonds d’innovation numérique sous-sollicité de 3 millions $ –, ainsi que l’initiative de journalisme local de 20 millions $ – qui parraine 300 stagiaires en couvrant des communautés mal desservies.
(Tant le crédit d’impôt pour les subventions salariales que le crédit d’impôt pour les abonnements ont été budgétés pour des montants plus élevés, mais ils ont été soit surestimés, soit insuffisamment sollicités.)
MM. Menzies et Von Finckenstein recommandent plutôt de hausser le crédit d’impôt fédéral pour les abonnements aux nouvelles numériques de 15 % (plafonné à 75 $) à 100 % (non plafonné). Le programme actuel coûte 15 millions $ par an à Ottawa. L’objectif serait de stimuler l’amélioration de la qualité éditoriale que les lecteurs satisfaits jugeraient digne d’être payée, conformément à l’accent mis par les auteurs sur les incitations plutôt que sur les subventions.
Les déductions fiscales ont un fort attrait politique parce qu’elles sont axées sur la demande, mais elles profitent surtout aux riches : les crédits d’impôt n’aideront pas les Canadiens à faible revenu à payer pour les nouvelles. En outre, la quasi-totalité des journaux locaux sont distribués gratuitement, de sorte que l’utilité de cet outil est limitée aux médias qui requièrent un abonnement payant pour accéder à leur contenu en ligne. Malgré tout, les crédits d’impôt pourraient augmenter le nombre d’abonnements et devraient être modélisés par des économistes afin de tester leur efficacité potentielle.
De même, l’amortissement accéléré du coût du capital proposé par And Now pour les investissements dans les technologies numériques novatrices a du potentiel et devrait être évalué.
(Les auteurs ont passé sous silence un outil politique très débattu, à savoir l’application des incitations fiscales existantes à l’article 19.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu, afin d’orienter la publicité en ligne vers les médias canadiens. Quatre États américains expérimentent présentement des subventions ou des incitations à la publicité).
Dans l’ensemble, les auteurs sont confiants dans leur pari existentiel de confier l’avenir de l’information en remplaçant les subventions par des incitations qui susciteraient la réaction entrepreneuriale souhaitée et qui amèneraient de nouveaux revenus.
3) Faire payer les géants du web
Comme MM. Menzies et Von Finckenstein se sont tous deux opposés au projet de loi C-18, qu’ils considèrent comme de l’ « extorsion » envers les géants numériques, leur troisième choix politique est surprenant. Ottawa devrait en effet faire en sorte que Google et Meta contribuent au coût du journalisme, suggèrent-ils, mais pas sous la forme d’honoraires négociés payés aux entreprises.
Les paiements, dont le montant n’est pas précisé, devraient plutôt être versés à un fonds canadien pour le journalisme créé en vertu d’une loi fédérale. Ce fonds serait similaire aux paiements versés par les fournisseurs de télévision par câble au Fonds des médias du Canada pour la production télévisuelle (bien que le gouvernement fédéral contribue également au fonds).
Comme l’a souligné le spécialiste de la politique des médias Taylor Owen, Google a lui-même proposé un fonds pour le journalisme au lieu des frais négociés dans le cadre du projet de loi C-18; Meta s’oppose toutefois aux deux. (À l’heure où nous écrivons ces lignes, les résultats négociés de l’application de la réglementation du projet de loi C-18 sont loin d’être clairs).
Des calculs s’imposent
Quels que soient le bien-fondé des diverses propositions de And Now, elles réduiraient cumulativement l’aide financière au journalisme canadien de sommes considérables, en commençant par la perte proposée et non compensée de 420 millions $ en recettes publicitaires pour Radio-Canada/CBC. Si l’on ajoute à cela les résultats incertains du remplacement des subventions déjà budgétées par des incitations comportementales, il devient évident que de sérieux calculs s’imposent afin de bien mesurer l’impact potentiel du rapport sur les orientations politiques.
La crise de confiance
MM. Menzies et Von Finckenstein sont convaincus que les subventions de l’État contribuent à l’actuelle tendance à la baisse de la confiance des Canadiens dans le journalisme. Mais en Amérique du Nord, du moins, la perte de confiance est documentée dans toutes les institutions publiques et les figures d’autorité. Un journalisme de meilleure qualité et plus indépendant n’inversera pas nécessairement le cynisme alimenté par le populisme post-factuel ou d’autres facteurs sociaux qui favorisent le scepticisme.
Cela ne signifie pas que nous devons considérer cette perte de confiance comme étant inévitable. Le déclin ou l’absence de confiance du public dans les médias d’information varie considérablement d’un pays à l’autre, tout comme la disposition des gens à payer pour des nouvelles en ligne. Certains endroits légifèrent pour obliger des éditeurs à garantir l’indépendance éditoriale; d’autres imposent l’adhésion à des conseils de presse et fournissent le financement nécessaire pour qu’ils puissent remplir leur rôle. On peut donc concevoir que des outils politiques judicieux puissent renforcer la confiance des Canadiens envers un journalisme indépendant.
Une mesure possible serait de surveiller étroitement la gouvernance de tout avantage financier accordé aux entreprises de presse, qu’il s’agisse de l’attribution des subventions existantes ou du fonds proposé pour le journalisme, peu importe que l’argent provienne des deniers publics ou des grandes entreprises technologiques. Rares sont ceux qui remettent en question l’indépendance des commissaires scolaires et des conseils des organismes de soins communautaires (community care boards) qui dépensent l’argent de l’État. En revanche, l’Agence du revenu du Canada prend ses décisions en secret, après avoir reçu l’avis confidentiel d’un groupe d’experts désignés. Sans transparence, il est plus difficile de gagner la confiance du public.
Un autre outil politique utile consisterait à faire une distinction plus claire entre les nouvelles et les opinions que celles que font les programmes de subvention fédéraux ou le projet de loi C-18. Le contenu d’opinion est produit à peu de frais et en abondance, sans aide publique. Ce sont les reportages réalisés par des journalistes professionnels qui coûtent cher, qui sont visés par les suppressions d’emplois qui se poursuivent et qui correspondent le mieux à l’objectif de soutenir la production de nouvelles. La tâche consistant à tracer une ligne de démarcation claire et quantifiable en termes de coûts entre le reportage et l’opinion peut être intimidante, mais elle ne devrait pas être impossible.
Qu’on le veuille ou non, les gouvernements des démocraties saines du monde entier sont intervenus dans les marchés médiatiques pour protéger et favoriser un journalisme de qualité. Ces pays reconnaissent que ce n’est pas faire honneur à une presse libre que de la laisser prospérer ou mourir dans une indépendance irréprochable, distante de toute influence, sauf pour des impératifs commerciaux fondés sur le marché. Au contraire, les avantages d’un journalisme indépendant viennent avec un investissement public efficace et fondé sur des principes, dans un environnement où le journalisme d’information peut prospérer.
Le voyage du Canada vers une stratégie politique fructueuse pour des médias d’information durables vient à peine de commencer. La route va être particulièrement cahoteuse, mais il n’y a pas d’autre option.