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La guerre en Afghanistan a été l’un des événements majeurs qu’a connus le Canada. Ce conflit a eu un impact important sur les politiques du gouvernement et, en particulier, sur les pratiques de l’armée canadienne en matière de communication. Depuis principalement le début du XXe siècle, les armées modernes cherchent toujours à contrôler les flux d’information qui émanent du champ de bataille pour s’assurer de la supériorité informationnelle et du soutien de l’opinion publique. La planification des relations avec les médias s’inscrit dans un cadre où la gestion de l’information est une donnée cruciale de la conduite de la guerre.

Une première expérience d’intégration des journalistes

Au début du tout premier déploiement à Kandahar durant l’opération Apollo en 2002, quelques journalistes canadiens ont couvert les opérations spéciales contre les combattants d’Oussama Ben Laden dans les montagnes afghanes. La planification des affaires publiques était encore minimale et les relations entre les officiers qui en étaient responsables et les médias étaient en général plutôt froides. Durant cette période, c’est la mort de quatre soldats canadiens à la suite d’un tir ami par un avion américain qui a attiré le plus l’attention médiatique. À partir de ce moment, les salles de rédaction des médias canadiens ont commencé à envoyer plus de correspondants dans la région. Le premier contact entre l’armée et les médias a été donc un contact informel avec des règles improvisées pour des visiteurs occasionnels.

Avec le redéploiement des troupes à Kaboul en 2003 au début de l’opération Athéna, l’armée canadienne a mis en place un premier programme d’intégration des médias en septembre 2003. Un premier groupe de huit journalistes a été accueilli au camp Julien. C’est suite à l’expérience concluante de l’embedding (un journaliste intégré à une unité militaire ou un quartier général) par l’armée américaine en Irak en 2003 que la direction générale des affaires publiques au ministère de la Défense nationale a émis une directive opérationnelle en vue d’intégrer des journalistes sur le terrain, avec les soldats canadiens.

Cette directive, qui constitue la première expérimentation de la formule de l’intégration avec l’accréditation formelle des médias pour la durée du séjour, a été la formalisation d’une politique publique par la planification opérationnelle de la communication. Durant cette période, les relations entre l’armée et les médias étaient en général cordiales, malgré quelques irritants de part et d’autre, notamment durant la couverture de certaines opérations multinationales où les médias ont été exclus.

La décision du gouvernement canadien de participer à une mission de combat en 2006 a été l’occasion de raffermir la politique de communication et de relancer le programme d’intégration médiatique. Certains commandants avaient encore des réserves sur la présence des médias, mais le Commandement de la force expéditionnaire canadienne (COMFEC) est allé de l’avant avec une nouvelle directive d’affaires publiques et a commis des ressources en conséquence sur le terrain. Nous avons alors assisté à la consolidation institutionnelle et opérationnelle du programme des médias intégrés avec de nouvelles lignes directrices et de nouvelles règles (ground rules).

Pour les médias canadiens, le redéploiement des troupes canadiennes à Kandahar, au sud de l’Afghanistan, dans le sanctuaire des talibans, a suscité un vif intérêt. Ils ont couvert en grand nombre la grande offensive contre les talibans dans la région du Panjwai lors de l’opération Medusa et ont habituellement bénéficié d’un bel accueil. La collaboration entre les journalistes et les officiers d’affaires publiques pendant l’opération Medusa a été globalement considérée comme un succès.

De manière générale, le programme d’intégration canadien était considéré comme très accessible et très flexible dans son fonctionnement. Les journalistes appréciaient entre autres le fait de ne pas être contraints de couvrir uniquement l’aspect militaire et de pouvoir sortir de la base militaire et d’y revenir par la suite, ce que les Américains ne permettaient pas à leurs correspondants intégrés.

Les dangers du journalisme de guerre

En août 2007, un incident qui a impliqué une équipe de Radio-Canada sur la colline de Ghundy Ghar a provoqué une crise dans le programme d’intégration. Un blindé a sauté sur une bombe artisanale. Deux soldats canadiens et un interprète afghan ont été tués. Un caméraman de Radio-Canada a été gravement blessé et sa jambe droite a dû être amputée.

Cet incident a créé une grande commotion à Kandahar. Un seul réseau francophone avait été invité, et les médias anglophones ont dénoncé ce qu’ils ont qualifié de favoritisme. Après l’incident, les journalistes intégrés ont violé le protocole qui exige d’attendre la notification des plus proches parents des victimes avant de communiquer avec leurs propres familles. Le service des affaires publiques a connu à ce moment-là sa période la plus difficile de gestion interne et de relations avec les médias. Pour les salles de rédaction, cet incident a été le premier sérieux rappel de la nécessité de prendre en compte les risques du journalisme de guerre.

À partir de l’année 2007 jusqu’à la fin de la mission de combat en 2011, plusieurs défis sont venus jeter un peu de sable dans l’engrenage des relations entre l’armée et les médias. Le début de la guérilla talibane a constitué un énorme défi pour les forces de l’OTAN et provoqué une augmentation significative du nombre de soldats canadiens blessés et tués. La guerre des bombes artisanales a eu des conséquences sur les sorties des journalistes, avec l’accroissement du danger sur les routes infestées d’engins explosifs et dans un contexte où l’armée ne pouvait pas offrir un moyen de transport plus sécuritaire. Plusieurs journalistes ont subi le choc des explosions de mines. Michelle Lang, du Calgary Herald, a été néanmoins la seule journaliste tuée durant toute la guerre en Afghanistan.

Le pool médiatique

Ce contexte délétère a coïncidé avec la mise en place d’un pool créé par les quatre grands réseaux de télévision canadiens (CBC, Radio-Canada, CTV et Global). La décision de leurs patrons était principalement motivée par la volonté de minimiser les coûts de la couverture dans un conflit qui commençait à s’étirer dans le temps. Cette décision de réduire la couverture médiatique traduisait aussi une certaine fatigue médiatique avec une impression de répétitivité des nouvelles de guerre.

L’armée canadienne, qui avait jusque-là bénéficié d’une couverture médiatique soutenue et en général d’une bonne visibilité au pays, s’est naturellement inquiétée de la baisse de la couverture et a tenté de rehausser la présence journalistique en offrant aux médias et aux leaders d’opinion du transport militaire vers l’Afghanistan.

Tout au long du conflit, l’armée canadienne a mené une guerre de l’information dont les principaux relais étaient les commandants et d’autres agents militaires et civils avec l’appui du service des affaires publiques. Les journalistes intégrés ont largement couvert les chouras, des rencontres entre les responsables militaires et les leaders locaux dont l’OTAN essayait d’obtenir le soutien dans sa guerre de contre-insurrection contre les talibans.

Les médias ont évoqué une « guerre des cœurs et des esprits » où l’armée canadienne cherchait à montrer ses réalisations (routes, écoles, barrages, etc.). C’est le cas du fameux « village modèle » de Deh-E-Bah, où les journalistes ont été conviés à vanter les mérites de la stratégie de la « tache d’huile » dans le district de Dand. Certes, la campagne de relations publiques pilotée par le gouvernement Harper et destinée à mousser les projets de développement et de reconstruction a eu certains effets positifs, mais l’intérêt des médias intégrés a été généralement porté davantage sur les opérations militaires et les aspects de sécurité.

Une guerre de communication

Les officiers d’affaires publiques et les commandants ont fortement critiqué le phénomène qu’on a appelé death watch (veillée funèbre) en référence aux journalistes qui anticipaient la mort des soldats et refusaient alors les offres de sortie pour effectuer des reportages sur le terrain, de peur de ne pas être disponibles pour couvrir la mort d’un soldat et la cérémonie qui s’en suit. Le phénomène avait été observé dès 2006 avec l’augmentation de nombre de décès des soldats. L’arrivée du pool a accentué le problème, avec une seule équipe de télévision pour les quatre réseaux. Pour les médias, la mort d’un soldat est un symbole fort du sacrifice national, et couvrir la cérémonie d’adieux est devenu un rituel télévisuel. Les journalistes des médias écrits qui n’ont pas nécessairement besoin d’images ont moins participé à ce phénomène.

La guerre en Afghanistan a été une guerre de communication. Communiquer la guerre signifie mettre en œuvre une politique publique soutenue par des pratiques qui visent à générer et à canaliser des discours et des représentations à des publics ciblés. La mobilisation des ressources d’affaires publiques et la mise en place du programme des médias intégrés ont été des éléments d’un plus large dispositif informationnel gouvernemental destiné à rendre visibles les opérations militaires et l’action gouvernementale, tout en essayant autant que possible à rendre invisible tout élément susceptible de générer la publicité négative.

Cet article offre un condensé d’un ouvrage intitulé Communiquer la « mission ». L’armée canadienne et les médias intégrés en Afghanistan qui a été publié en 2022 par les Presses de l’Université du Québec et disponible en libre accès.

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Aimé-Jules Bizimana
Aimé-Jules Bizimana est professeur agrégé au département des sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Il est également chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS) et spécialiste du journalisme de guerre international et des relations armées-médias.

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