Dans Miroir de nos peines, son roman récent sur la Seconde Guerre mondiale, Pierre Lemaitre met en scène Désiré Migault, un frimeur sympathique qui s’improvise à tour de rôle avocat, médecin, aviateur, préposé à la propagande et même curé. À la propagande, Désiré est d’un naturel désarmant. Il transforme toutes les difficultés et tous les revers de la France en avancées, annonçant avec lyrisme des victoires qui ne viennent jamais. La France, suggère Lemaitre, était bien mal préparée pour la guerre, mais le discours officiel tenait bon.

En lisant l’excellent livre de mon collègue Frédéric Mérand, Un sociologue à la Commission européenne, qui porte sur la Commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker (2014-2019), j’ai eu une pensée pour Désiré Migault. Le héros du livre de Mérand, le Français Pierre Moscovici, qui est alors commissaire aux affaires économiques et financières, a en effet une conception assez souple, et très politique, de la surveillance budgétaire associée à son poste. Devant se prononcer sur l’échec de l’Espagne et du Portugal à respecter le cadre budgétaire européen, Moscovici se voit forcé de « conclure à l’absence d’action suivie d’effets », pour ensuite recommander des sanctions de zéro euro! « Que voulez-vous que je vous dise ? » explique celui qui est en quelque sorte le ministre des Finances de l’Union européenne, « … nous respectons les règles. Les règles offrent des possibilités. » Désiré, sors de ce corps… !

Comme Mérand l’explique avec brio dans son ouvrage, Moscovici comme Juncker défendent une vision ouvertement politique de la Commission européenne. Dans cette perspective, l’exécutif de l’Union européenne est plus que le gardien des traités et des institutions : c’est un lieu de pouvoir où doivent se matérialiser des compromis qui permettent à 27 pays de vivre ensemble. Moscovici est aussi un socialiste français qui travaille ses marges de manœuvre politiques lorsqu’il doit appliquer des règles conçues pour satisfaire des chrétiens-démocrates allemands.

Dans cette perspective, l’exécutif de l’Union européenne est plus que le gardien des traités et des institutions : c’est un lieu de pouvoir où doivent se matérialiser des compromis qui permettent à 27 pays de vivre ensemble.

Cette façon de composer avec des règles rigides mais difficiles à faire respecter et de négocier des arbitrages complexes entre tendances politiques et préférences nationales ressort remarquablement de l’exposé que fait Mérand de quatre années passées comme « observateur embarqué » dans le cabinet de Moscovici, à raison de deux mois par année.

Le ministre grec des Finances Yánis Varoufákis, par exemple, échoue à convaincre ses collègues parce qu’il raisonne davantage comme un économiste universitaire que comme un élu, négligeant le cadre institutionnel complexe de l’Europe et l’impossibilité politique pour des pays parfois plus pauvres, qui font face à leurs propres contraintes, d’accepter que l’on offre des concessions à la Grèce. Varoufákis, note le commissaire Moscovici, « n’a rien compris à l’écosystème européen ». Cet écosystème est exigeant parce qu’il fonctionne au consensus. Il requiert ce que le commissaire appelle « une lecture intelligente des règles ». Celles-ci constituent « … un élément normal, naturel de notre dialogue. Elles ne préjugent pas de l’étape suivante. Il ne faut pas minimiser, mais il ne faut pas dramatiser non plus. »

Proche des événements et habile conteur, Mérand fait voir les luttes subtiles qui président au déploiement des grands dossiers dans un ensemble institutionnel qui n’est pas toujours facile à saisir. Si le cabinet Moscovici n’a pas gagné toutes ses batailles, peu s’en faut. Il a contribué à assainir les relations de l’Union européenne avec la Grèce, à donner une marge de manœuvre budgétaire à l’Espagne et au Portugal en temps difficile, et à promouvoir la transparence et l’équité fiscales. Dans un contexte où le pouvoir demeure ancré dans la logique intergouvernementale du Conseil européen et lié, de façon plus marginale, au Parlement européen, ce bilan apparaît somme toute positif.

La manière Mérand, c’est également une façon de faire de la science politique : avoir la patience de suivre de près et pendant longtemps les acteurs sur le terrain, avec l’ouverture et l’écoute que permettent une approche inductive et un appareil théorique discret, sans oublier le talent qu’il faut pour reconstruire après coup et donner du sens à la trame des événements. Ceux qui ont passé un peu de temps auprès de décideurs y retrouveront une ambiance familière, que l’on peut perdre de vue en lisant des études qui planent à une plus haute altitude.

D’une crise à l’autre, l’Union européenne se maintient et se transforme, inventant au fur et à mesure des institutions et des pratiques sans précédent. Mérand choisit d’y voir les difficultés propres d’une instance démocratique.

Mais que peut-on en conclure pour l’Union européenne ? À l’heure du Brexit et de gouvernements populistes carrément opposés à l’expérience communautaire, on peut être frappé par la lourdeur des mécanismes en place et les multiples points de blocage, qui conduisent souvent à des demi-victoires, sinon à l’inertie. Et pourtant, elle bouge. D’une crise à l’autre, l’Union européenne se maintient et se transforme, inventant au fur et à mesure des institutions et des pratiques sans précédent. Mérand choisit d’y voir les difficultés propres d’une instance démocratique réunissant des démocraties, et de parier sur la valeur intrinsèque de cette difficile coopération entre les peuples. En nous laissant voir l’activité politique qui sous-tend les grandes institutions, il donne corps à cette perception positive de l’Union européenne. Comme il le note ailleurs, l’élan solidariste qui a amené à un partage des risques et des ressources pendant la pandémie suggère aussi que ce pari est encore viable.

Pour Pierre Moscovici, l’histoire finit un peu moins bien. Son parti et sa famille politique connaissent un recul historique et font face à « un champ de ruines », qui offre peu d’options à un homme politique de sa trempe. Un peu comme Désiré Migault à la fin du Miroir de nos peines, Moscovici se retrouve dans la résistance. Mais comme Désiré, il a du temps devant lui et n’est pas dénué de ressources.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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