L’élection de Donald Trump et la transition politique qui a suivi ont créé une onde de choc partout dans le monde. Voilà un président américain que ne sait pas trop si le climat de la planète change ou pas, qui badine sur Twitter à propos de la guerre nucléaire et qui sonne comme Vladimir Poutine quand il s’agit de remettre en question l’OTAN ou de critiquer l’Union européenne. Voilà aussi un président américain qui ne croit pas au libre-échange, qui s’oppose à l’immigration et qui ne s’entoure que de richissimes incompétents ─ l’équipe la plus faible et la moins représentative de la diversité américaine depuis George Bush père. Voilà encore un président américain qui refuse de rendre publiques ses déclarations de revenus, qui ne voit pas de raison de se prémunir contre les innombrables conflits d’intérêts que crée la gestion de son entreprise par ses enfants et qui ne respecte même pas les lois du pays prévenant le népotisme. Un homme, écrivaient deux politologues de l’Université Harvard dans le New York Times du 16 décembre, qui viole à répétition les normes démocratiques de base.

Ce sont en fait les plaques tectoniques de la politique mondiale qui bougent. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump participe en effet du populisme autoritaire et du néonationalisme qui montent partout sur la planète. Pendant que Theresa May prépare le Royaume-Uni à une sortie brutale de l’Union européenne, Marine Le Pen arrive en tête des premiers sondages de la campagne présidentielle française. Il ne reste, ne semble-t-il, que le président chinois Xi Jinping pour plaider, de façon un peu improbable, en faveur d’une mondialisation « inclusive et durable ».

Dans ce contexte, la politique canadienne, solidement arrimée à la vision néolibérale, mondialiste et multiculturelle, semble presque exceptionnelle. Certains commentateurs, comme l’écrivain Charles Foran, y ont vu une fibre proprement canadienne, la marque d’une société résolument postnationale, une société que Justin Trudeau a récemment définie comme étant « sans identité propre ».

Foran était certainement à l’extérieur du pays pendant les Jeux olympiques de Rio. Sinon, il aurait bien vu que la fanfare nationaliste canadienne peut être aussi pétaradante que celle des autres. Si le Canada nie parfois avoir une identité propre, c’est surtout pour éviter de composer avec les multiples identités qui le traversent. Si personne n’a d’identité propre, il n’y a tout simplement plus de différences à reconnaître.

De fait, l’exceptionnalisme du pays est un peu circonstanciel. Si les conservateurs détenaient encore le pouvoir, le Canada apparaîtrait déjà un peu plus au diapason du reste du monde. En même temps, leur course à la direction suggère qu’ils ne sont pas près de faire un retour. Pour l’instant du moins, le Canada demeure bel et bien à l’écart de la mouvance populiste qui se dessine dans le monde, et c’est tant mieux.

Qu’en est-il du Québec ? Comme le Canada, le Québec a un gouvernement animé par une vision néolibérale, mondialiste et interculturelle, manifestement peu disposé à embrasser le néonationalisme. Quoi qu’on en pense, les principaux partis d’opposition, tout nationalistes soient-ils, ne sont pas non plus si éloignés de cette vision. Le chef de la Coalition avenir Québec a bien signalé qu’il y avait des leçons à tirer de la victoire de Donald Trump, mais François Legault change souvent d’idée, et sur le fond, ses positions expriment surtout des orientations de centre droit assez classiques. Quant au Parti québécois de Jean-François Lisée, il se campe pour l’instant plutôt au centre gauche et semble avoir appris du malheureux épisode de la Charte des valeurs. Des désaccords existent sur les niveaux d’immigration souhaitables et sur les modalités de l’intégration, mais il n’y a pas, au Québec, de parti anti-immigration comme on en trouve en Europe.

Le Québec compte tout de même son lot de nationalistes conservateurs prêts à monter au front et, comme le notent Jean-Marc Léger et ses coauteurs dans Le code Québec, les Québécois demeurent réticents face aux accommodements consentis pour des raisons religieuses. Un parti pourrait très bien considérer qu’il en va de son intérêt d’ouvrir de nouveau le débat sur ces accommodements.

Mais pour nourrir une fronde populiste, il faut plus qu’un désaccord sur les symboles religieux dans l’espace public. Les études divergent encore sur la question, mais on s’entend un peu partout pour lier le populisme actuel à la montée des inégalités et au désarroi des perdants de la mondialisation. Il faut que les Bernard « Rambo » Gauthier de ce monde puissent plaider la cause de monsieur Tout-le-monde, qui se ferait toujours avoir. Or, sur ce plan, le Québec s’en tire assez bien.

Dans les 20 dernières années, les inégalités ont peu augmenté au Québec, la pauvreté a légèrement diminué, et les familles de la classe moyenne ont vu leur situation économique s’améliorer. Le taux de chômage et le nombre de personnes vivant de l’aide sociale ont atteint aujourd’hui leurs plus bas niveaux, et le retard historique par rapport à l’Ontario est en bonne partie comblé. Il est vrai que les services publics se détériorent depuis deux ans, mais pour une famille à revenu modeste, il n’y a probablement pas de société plus favorable en Amérique du Nord.

Les Québécois s’en rendent-ils compte ? Peut-être pas directement, mais ils semblent plutôt contents de leur situation. Le graphique ci-dessous illustre l’évolution du la satisfaction à l’égard de la vie au Québec et en Ontario, telle que mesurée par l’Enquête sociale générale de Statistique Canada. Les données ont été compilées et normalisées par Christopher Barrington-Leigh, qui les a gracieusement partagées.

En 1985, les Québécois étaient moins heureux que les Ontariens. Avec les années, leur niveau de satisfaction à l’égard de la vie a augmenté, alors que celui des Ontariens reculait. Au début du 21e siècle, les deux tendances se sont croisées, et les Québécois sont devenus plus heureux que les Ontariens et, en fait, que l’ensemble des Canadiens. Aujourd’hui, comme le relèvent Jean-Marc Léger et ses coauteurs dans Le code Québec, les Québécois comptent parmi les peuples les plus heureux au monde.

Les Québécois comptent aujourd’hui parmi les peuples les plus heureux au monde. S’en rendent-ils compte ?

Il n’y a pas d’explication parfaitement satisfaisante de cette évolution. Mais Léger, tout comme Barrington-Leigh, pense qu’elle est largement attribuable à la « scandinavisation » du Québec, à l’émergence d’un nouveau modèle social plus égalitaire et plus favorable aux familles que ce que l’on retrouve ailleurs en Amérique du Nord. Après tout, ce sont les pays nordiques qui affichent les plus haut taux de satisfaction au monde.

Quoi qu’il en soit, on semble loin d’une classe moyenne amère et frustrée qui ronge son frein en pestant contre la mondialisation et les immigrants. En politique, évidemment, tout est possible. Les Danois, le peuple le plus heureux au monde, n’ont-ils pas fait entrer un parti populiste anti-immigrant au gouvernement et appuyé des politiques remarquablement mesquines à l’égard des migrants ?

Comme le soulignent Marie Grégoire, Éric Montigny et Youri Rivest dans Le cœur des Québécois, le paysage politique québécois a beaucoup changé ces dernières années, et le système partisan est devenu plus fragmenté. La possibilité qu’émerge un discours populiste conservateur plus affirmé demeure donc bien réelle. Mais si cette évolution se produit, ce sera plus un effet des rivalités partisanes et d’un changement dans le discours politique que l’expression pure et simple d’un profond malaise dans la classe moyenne.

Photo: Shutterstock.com


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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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