(Ce texte a été traduit en anglais.)

Du 11 au 28 janvier 2021 se sont tenues les audiences du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) pour le renouvellement des licences de diffusion de CBC/Radio-Canada.

Curieuse situation, pleine de paradoxes. En effet, la direction de CBC/Radio-Canada ne reconnaît pas au CRTC un droit de réglementation pour ses activités numériques. Il faut rappeler que c’est le CRTC qui s’est lui-même mis hors jeu en 1999. Internet ne nous concerne pas, indiquait à l’époque la présidente du CRTC Françoise Bertrand. On connaît la puissance du déferlement numérique qui a suivi.

Depuis lors, CBC/Radio-Canada a également effectué un virage spectaculaire, puisque ses activités numériques sont depuis une dizaine d’années en constante progression. De plus, elles génèrent aujourd’hui d’importants revenus publicitaires. Mais le diffuseur public n’a pas d’obligation officielle d’en rendre des comptes au CRTC.

Des changements en vue

D’ici deux ou trois ans, d’importants bouleversements toucheront probablement CBC/Radio-Canada et le CRTC. Une nouvelle loi sur la diffusion, en remplacement de l’actuelle Loi sur la radiodiffusion datant de 1991, pourrait en effet changer la donne. Cette loi devrait embrasser le nouvel univers numérique qui n’existait pas lorsque Marcel Masse, alors ministre des Communications dans le gouvernement conservateur de Brian Mulroney, a fait adopter l’ancienne loi.

En janvier 2020, le groupe d’experts mandaté par Patrimoine canadien pour faire l’examen de la législation en matière de radiodiffusion et de télécommunications rendait public son rapport et formulait une liste de recommandations au gouvernement. Présidé par Janet Yale, le groupe recommandait notamment que le CRTC ait des pouvoirs réels de réglementer l’ensemble de l’univers numérique, incluant les entreprises étrangères comme les superpuissances numériques américaines.

Un premier pas en ce sens pourra être franchi si le projet de loi C-10, déposé tout récemment par le ministre du Patrimoine canadien Steven Guilbeault, est adopté cette année. À ce sujet, le ministre déclarait à la mi-janvier :

 Ce qu’on vient faire avec ce projet de loi, c’est donner à notre organisme réglementaire canadien, le CRTC, les pouvoirs nécessaires pour faire en sorte que ces géants du Web soient obligés d’investir eux aussi et de respecter les règlements du Canada à ce niveau.

Il donne ainsi suite à l’une des recommandations phares du rapport Yale, soit de fournir dorénavant au CRTC un pouvoir de réglementation sur toutes les entreprises numériques, étrangères comme canadiennes.

Par ailleurs, une autre des recommandations importantes du rapport Yale ne proposait rien de moins qu’un retrait graduel de la publicité sur les plateformes de CBC/Radio-Canada. Or la direction du diffuseur public a réagi comme si de rien n’était. Comment peut-elle ignorer ces futurs rendez-vous législatifs et réglementaires qui viendront chambouler le paysage médiatique ?

Le CRTC : où sont les questions fondamentales ?

Ce qui a marqué les audiences pour le renouvellement des licences de CBC/Radio-Canada, ce sont toutes ces demandes d’éclaircissement que les conseillères et son président ont adressées à CBC/Radio Canada : Avez-vous des indicateurs de performance, des mesures de rendement sur les résultats d’écoute des plateformes numériques ? Avez-vous des indicateurs sur la diversité dans les émissions, la présence de personnes issues des communautés LGBTQ au sein du personnel et de la haute direction de l’entreprise ? Quels sont vos indicateurs de rendement ? Voilà ce qu’on a entendu maintes et maintes fois de la part des conseillères.

En revanche, je n’ai jamais entendu quelqu’un poser les questions fondamentales : quelle est votre définition du mandat et de la mission de CBC/Radio-Canada ? Comment vous voyez-vous dans trois, cinq ans, si vos revenus publicitaires devaient chuter ? Quelle relation devrait s’établir entre vous et vos concurrents privés ? Ces questions qui sont au cœur de la mission du service public n’ont jamais été abordées.

En revanche, je n’ai jamais entendu quelqu’un poser les questions fondamentales : quelle est votre définition du mandat et de la mission de CBC/Radio-Canada ? Comment vous voyez-vous dans trois, cinq ans, si vos revenus publicitaires devaient chuter ?

Car, pendant ce temps, les superpuissances numériques continuent à étendre leurs tentacules. Netflix, par exemple, a établi un record d’abonnements au Canada et au Québec depuis le début de la pandémie. De plus, l’arrivée d’un nouveau joueur dans le domaine de la télévision au Québec ― Noovo, propriété de Bell Média ― viendra bousculer dès cette année l’espace occupé par Radio-Canada et TVA dans le marché francophone. Cela touchera aussi bien les médias traditionnels que les plateformes numériques. Dans un tel contexte, quelle est cette « différence » que proposera Radio-Canada à son public? « À quoi sert un service public si c’est pour faire comme les autres ? » avais-je écrit lors de mon départ de Radio-Canada en 2012.

Radio-Canada : entre commercialisation et contenus

En ce qui me concerne, je suis évidemment pour un diffuseur fort, bien financé. Car pour concurrencer les géants du Web, nous en aurons vivement besoin. Pour combattre la désinformation, des ressources importantes devront être investies dans un solide service d’information. Des ressources seront aussi nécessaires pour soutenir notre culture, particulièrement celle des francophones du Québec, de l’Acadie et de partout au pays. Jour après jour, les superpuissances numériques américaines nous rappellent implacablement que nous sommes minoritaires en Amérique du Nord. Nous devons pouvoir obtenir les moyens pour soutenir cette culture, de la déployer et de la faire rayonner. Je considère que Radio-Canada peut constituer le meilleur atout pour défendre l’information et la culture destinées aux francophones.

La PDG de CBC/Radio-Canada Catherine Tait et le vice-président principal des Services français Michel Bissonnette ont dit souhaiter que Radio-Canada soit un rempart contre Netflix et les géants du Web. C’est aussi ce que je fais valoir depuis plusieurs années. Radio-Canada est un joyau ; il peut constituer un formidable rempart contre la domination des géants américains du Web.

Radio-Canada doit être plus distincte, plus différente qu’elle ne l’est depuis quelques années. Pourquoi ? Parce que la commercialisation à outrance des contenus de Radio-Canada est venue réduire ce qui fait sa différence.

Par contre, pour ce faire, Radio-Canada doit être plus distincte, plus différente qu’elle ne l’est depuis quelques années. Pourquoi ? Parce que la commercialisation à outrance des contenus de Radio-Canada est venue réduire ce qui fait sa différence. Il y a maintenant de plus en plus de publicité à la télévision, et elle abonde même sur toutes les plateformes numériques. En fait, on cherche constamment de nouvelles manières soi-disant « créatives » d’obtenir davantage de revenus commerciaux et publicitaires. Qu’on le veuille ou non, cela influe inévitablement sur les contenus et l’image de CBC/Radio-Canada.

C’est ainsi que la direction du Groupe Revenus (qui inclut les ventes publicitaires médias, la distribution, le marketing et l’optimisation des revenus) compte maintenant quelque 300 personnes qui s’activent à la quête de revenus commerciaux et publicitaires pour satisfaire l’appétit des « clients ». Disons les choses clairement : cette division de CBC/Radio-Canada en mène trop large dans l’entreprise. On y fait trop de commerce et malheureusement pas assez de contenus publics.

Voilà que Radio-Canada/CBC a poussé encore plus loin la mesure et s’est lancée dans cette malheureuse aventure de service publicitaire, Tandem, « qui produit du contenu pour des annonceurs, comme des textes, des balados et des vidéos ». Pourquoi donc ? On répond que c’est parce que toutes les entreprises de diffusion et de publication le font. Mais CBC/Radio-Canada ne devrait-elle pas se distinguer là aussi en évitant de copier les pratiques de publicité déguisée mises en place par les médias privés ?

De fait, c’est la démonstration que la quête de revenus publicitaires à tout prix vient trop teinter, voire dénaturer l’image du service public (à l’exception heureuse des émissions d’information qui résistent). C’est la raison pour laquelle j’estime que Radio-Canada doit retirer progressivement la publicité de ses contenus, comme le recommandait le rapport Yale.

En contrepartie, il faut s’atteler à la tâche de trouver un bon modèle de financement pour faire face aux superpuissances numériques américaines. Il existe, cela se trouve. Établir une formule de redevances, comme chez d’autres diffuseurs publics dans le monde ? Exiger un pourcentage de contribution obligatoire des géants du Web qui utilisent les contenus de CBC/Radio-Canada ? C’est à voir. Il faut en discuter et, surtout, arrêter de se mettre la tête dans le sol. Arrêter de dire que c’est impossible et qu’il vaut mieux ne pas toucher à ce château de cartes. Pour ma part, je suggère de recourir à la publicité sur les plateformes de Radio-Canada seulement lors de grands événements de prestige.

La journée de clôture des audiences était décevante. CBC/Radio-Canada avait l’occasion de répliquer aux critiques soulevées par les intervenants. Mais elle ne l’a pas fait. Par exemple, malgré les craintes exprimées par une douzaine d’intervenants sur le modèle de publicité Tandem, aucune question n’a été posée à la direction de CBC/Radio-Canada à ce sujet. Et les audiences se sont conclues sans que les conseillères du CRTC reviennent sur les questions de fond. En lieu et place, elles se sont attardées aux questions de doublage des émissions pour enfants. Oui, mais…

Bien d’autres questions n’ont pas été abordées non plus :  quelles sont les méthodes de calcul pour établir les données sur les programmes d’intérêt national ? Quels sont les indicateurs pour garantir la diversité dans la production et dans l’entreprise ?

Après avoir suivi l’ensemble de ces audiences du CRTC, une seule conclusion s’impose : sa direction est tout simplement dans le déni. Certes, elle favorise une stratégie de migration vers le numérique pour les nouvelles générations, ce qui est louable et essentiel. Mais pour y offrir quels contenus distincts ? On en parle trop peu, comme s’il n’y avait pas un besoin pressant de repenser le mandat et la mission de CBC/Radio-Canada. On adopte le statu quo dans le nouvel espace numérique, sans plus. Pourtant, ce débat de fond devra bien se tenir un jour. Comment notre radiodiffuseur public peut-il se distinguer si la dépendance de la publicité est aussi puissante, j’oserais dire « pesante », dans l’organisation ?

C’est la raison pour laquelle, au lieu d’accepter des licences de cinq ans, les ordres du jour de tous devraient s’arrimer à l’adoption prochaine des changements à apporter à la Loi sur la radiodiffusion, en s’inspirant notamment des recommandations du rapport Yale. Ces changements conduiront, je le souhaite, à un mandat actualisé qui prend en compte l’univers numérique, et à une « mission 2021 » pour CBC/Radio-Canada. Par conséquent, le CRTC devrait limiter la durée des licences à trois années plutôt que cinq.

La transition permettra au nouveau cadre législatif et réglementaire de se mettre en place. Elle permettra aussi à la direction de CBC/Radio-Canada d’être proactive et de réfléchir à un nouveau type de service public, peut-être sans publicité et avec un nouveau modèle d’affaires. Il vaut mieux prendre les devants et participer de façon constructive au débat sur cet avenir. Et d’ici là, participons tous à ce débat, creusons-nous les méninges afin de trouver d’autres modèles de financement du service public.

C’est le bon moment pour tenir ce débat de fond. Depuis 30 ans, nous attendons une nouvelle loi sur la radiodiffusion et sur CBC/Radio-Canada. Le diffuseur public peut et doit encore jouer un rôle majeur pour la culture et l’information destinées aux francophones. Il y a urgence, les GAFAM ne nous feront pas de quartier.

Photo : La nouvelle Maison de Radio-Canada,  à Montréal, qui a ouvert ses portes en 2020. Shutterstock / meunierd

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Alain Saulnier
Alain Saulnier est conférencier, auteur et professeur invité (nouvellement à la retraite) au Département de communication de l’Université de Montréal, programme de DESS en journalisme. De 2006 à 2012 il a été directeur général de l’information des services français de Radio-Canada. Défenseur de Radio-Canada en tant que service public, il est l’auteur d’Ici était Radio-Canada (2014), de Losing Our Voice: Radio-Canada Under Siege (2015) et de Les barbares numériques (2022).

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