(English version available here)

Soyons clairs : le Canada a un problème d’islamophobie, et cela inclut le Québec.

L’islamophobie n’est peut-être pas le seul moteur du soutien à la loi 21, mais sondage après sondage, on constate au moins une corrélation entre les deux. Par exemple, un sondage réalisé par Ekos en 2021 a montré que les Québécois sont plus susceptibles d’avoir une opinion négative des musulmans (29 %) qu’ailleurs au pays (13 à 19 %).

Amira Elghawaby, première représentante spéciale du premier ministre Justin Trudeau de la lutte contre l’islamophobie, est attaquée pour l’avoir signalé. Ce qui était censé être un moment rempli d’espoir pour un dialogue sincère et ouvert s’est transformé en un barrage d’attaques – contre Mme Elghawaby, le nouveau poste, et le concept même d’islamophobie, comme en témoigne l’appel à abolir le poste de représentant spécial.

Quatorze mois avant la nomination d’Amira Elghawaby, Irwin Cotler a été renommé dans ses fonctions de représentant spécial du Canada de la lutte contre l’antisémitisme. À juste titre, personne n’a demandé l’abolition de ce poste.

Dans le cas de Mme Elghawaby, c’est une chronique coécrite en 2019 avec Bernie Farber, ancien chef du Congrès juif canadien, qui a refait surface et mis le feu aux poudres. À l’époque, Mme Elghawaby était une militante des droits de l’homme et une journaliste. Dans la chronique, elle et M. Farber citaient un article du Montreal Gazette qui affirmait que 88 % des Québécois qui ont une perception négative de l’islam appuient l’interdiction du port de signes religieux pour les enseignants des écoles publiques. L’article relayait un rapport de l’Association pour les études canadiennes, basé sur un sondage Léger.

« Malheureusement, la majorité des Québécois semblent être influencés non pas par la règle de droit, mais par un sentiment antimusulman », ont écrit les auteurs dans les pages du Ottawa Citizen. Cela a été le principal déclencheur des attaques contre Mme Elghawaby.

Entretemps, l’Association d’études canadiennes, qui a commandé et présenté le sondage, lequel a examiné en profondeur les attitudes des Québécois à l’égard de la religion et du projet de loi 21, a décrit les opinions négatives à l’égard de l’islam comme un « facteur clé pour distinguer les partisans et les opposants au projet de loi 21 ».

L’article du Montreal Gazette décrivant le sondage, cité par Mme Elghawaby et M. Farber, souligne que « le sentiment antimusulman semble être la principale motivation de ceux qui soutiennent une interdiction des signes religieux ».

Deux poids, deux mesures

Mme Elghawaby n’est pas la première à noter une corrélation entre le sentiment antimusulman au Québec et l’appui à la loi restreignant la liberté de religion pour certains employés de l’État. Par contre, elle semble être la seule à s’être excusée de l’avoir fait. Nous constatons qu’il y a ici deux poids, deux mesures.

Les opposants à la nomination d’Amira Elghawaby ont analysé chacun de ses articles et de ses publications sur les médias sociaux, qu’il s’agisse de son travail de journaliste ou de sa carrière d’activiste, et pris de grandes libertés par rapport à ce qu’elle essayait de dire sur la discrimination et le colonialisme au Canada.

Dans un exemple malheureux, Mme Elghawaby a écrit sur Twitter qu’elle « allait vomir » après qu’un intellectuel de renom ait écrit dans un journal national que les Canadiens français étaient le plus important groupe à avoir été victime du colonialisme britannique.

L’auteur, Joseph Heath, a depuis expliqué qu’il avait été intentionnellement provocateur. Mme Elghawaby a abordé ces commentaires lors d’une récente entrevue. Elle a expliqué qu’elle réagissait alors à la première découverte de tombes non marquées sur le terrain de l’ancien pensionnat autochtones de Kamloops, en Colombie-Britannique. Elle s’est rendu compte que ses propos étaient inappropriés et s’est excusée.

Dans l’intervalle, elle a été condamnée par le gouvernement et les partis d’opposition au Québec, et larguée par certains membres du gouvernement qui l’a nommée.

Cela inclut deux des principaux ministres québécois du gouvernement fédéral, Pablo Rodriguez et François-Philippe Champagne. M. Rodriguez a déclaré qu’il était « blessé et choqué comme Québécois ». Le ministre Champagne, lui, s’est dit « inquiet », ajoutant que Mme Elghawaby devrait prendre le temps de réfléchir à ce qu’elle avait fait.

Le chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, a quant à lui exigé la démission de Mme Elghawaby et l’abolition du poste.

Au moins, le chef du Bloc a pris le temps de rencontrer Mme Elghawaby. Du côté du gouvernement du Québec, on a refusé de rencontrer la représentante spéciale et on lui a demandé de démissionner, avant et après ses excuses. Jean-François Roberge, ministre québécois responsable de la Laïcité, a déclaré qu’Ottawa devrait congédier Amira Elghawaby immédiatement si elle choisissait de ne pas démissionner.

Tous les partis représentés à l’Assemblée nationale du Québec ont joint son appel à la démission. Le gouvernement a aussi bloqué une motion reconnaissant l’existence de l’islamophobie.

Une liberté d’expression à géométrie variable

L’automne dernier, en pleine campagne électorale, le ministre sortant de l’Immigration, Jean Boulet, a dit que « 80 % des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas et ne parlent pas français ». Ces commentaires, factuellement inexacts, ont été largement condamnés par l’ensemble du spectre politique et de la société québécoise, y compris par M. Legault lui-même.

Mais quelles ont été les répercussions pour Boulet? A-t-il été contraint de démissionner de son poste de député à l’Assemblée nationale? A-t-il été exclu du cabinet et envoyé à l’arrière-ban? Non. Après avoir présenté des excuses, il a été réélu et repris son rôle en tant que ministre du Travail.

Le projet de loi 21, qui prévoit un code vestimentaire interdisant le port de signes religieux visibles dans le cadre de tâches importantes pour les employés de l’État, comme l’enseignement et le maintien de l’ordre, est une loi discriminatoire qui affecte de manière disproportionnée les femmes musulmanes qui portent le voile.

Comment pouvons-nous avoir des conversations honnêtes, mais difficiles dans notre société, lorsque la personne choisie pour prendre la tête de la lutte contre l’islamophobie est attaquée pour avoir critiqué une loi qui a été jugée discriminatoire par un tribunal? Que dire de la possibilité de progresser dans la lutte contre ce type de discrimination si elle est réduite au silence?

La société québécoise est connue, entre autres, pour sa riche histoire en matière de protection de la liberté d’expression. Après tout, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne est antérieure à la Charte canadienne des droits et libertés. Pourtant, près de 50 ans après l’adoption de la Charte québécoise, nous sommes témoins d’une attaque en règle contre la liberté d’expression.

La liberté d’expression est tellement valorisée au Québec que le gouvernement a adopté l’an dernier le projet de loi 32, dont l’objectif déclaré est de protéger la liberté académique. Elle protège le droit des enseignants à dire des choses potentiellement blessantes et offensantes tout en laissant les étudiants vulnérables sans recours.

Les mêmes personnes qui ont défendu cette loi mènent maintenant une campagne d’humiliation publique pour faire taire Mme Elghawaby pour avoir fait une observation basée sur un fait statistique. C’est la même Amira Elghawaby qui, en tant que femme portant le hidjab, serait exclue par la loi 21 de nombreux postes gouvernementaux importants au Québec. Et pourtant, c’est elle qui s’excuse. Il y a quelque chose qui cloche.

Pour un peu plus d’humilité et de compréhension

L’islamophobie continue d’être un problème endémique au Canada et dans notre province du Québec. Le racisme systémique existe au Canada et au Québec. Le fait que les dirigeants nient ces faits ne fait qu’en exacerber les enjeux.

Au cours de sa carrière de journaliste et de défenseure des droits de l’homme, qui s’étend sur deux décennies, Mme Elghawaby est reconnue comme une communicatrice hors pair, une bâtisseuse de consensus et une personne ouverte au dialogue. Lorsqu’il s’agit de défendre les droits de la personne et les libertés civiles, Mme Elghawaby a la connaissance qui vient avec l’avantage d’avoir œuvré autant au Québec que dans le reste du Canada.

Même ceux qui s’opposent à l’idée d’un poste de représentante, y compris le chef du Bloc Québécois, reconnaissent que Mme Elghawaby est intelligente, qu’elle est une bonne communicatrice et qu’elle parle un excellent français.

Mme Elghawaby s’est excusée pour ses remarques. Nous devrions passer à autre chose en lui donnant, ainsi qu’à son bureau, une chance de faire leur important travail.

Dans ses excuses, que nous considérons comme sincères, elle a dit : « J’ai écouté très attentivement. Je vous ai entendu, et je sais ce que vous ressentez. Et je suis désolée ». Par l’humilité et la dignité dont Mme Elghawaby a fait preuve à cet instant, nous voyons une personne qui comprend vraiment le Québec et qui est prête à s’efforcer de le comprendre encore mieux.

Les dirigeants politiques du Québec devraient eux aussi faire preuve d’un peu plus d’humilité et de compréhension.

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
May Chiu
May Chiu est avocate à Montréal et a été candidate pour le Bloc Québécois aux élections fédérales de 2006 et pour Québec Solidaire aux élections québécoises de 2008.
Toula Drimonis
Toula Drimonis est journaliste indépendante. Elle est l’auteure de We, The Others: Allophones, Immigrants and Belonging in Canada. Twitter @ToulasTake
Ehab Lotayef
Ehab Lotayef est gestionnaire de TI, poète, écrivain et activiste judiciaire. Twitter @lotayef58

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License