On l’a vu, l’arrivée des conquérants GAFAM, de Netflix et d’autres superpuissances numériques a eu pour conséquence de perturber tout l’équilibre de l’écosystème des médias, de la consommation, de la communication et de la culture au Canada. Les répercussions sont sérieuses pour le Québec, déjà fragilisé par la marginalisation de sa création, de sa production et de sa diffusion en langue française.

Mentionnons à nouveau les nombreuses pistes de solution et recommandations élaborées dans le rapport Yale, L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir. Pour une fois, des experts ont réussi à cerner l’incidence des superpuissances numériques sur nos écosystèmes. Ne perdons surtout pas de temps à agir.

Dans un premier temps, il faudra élaborer un mécanisme capable de garantir une contribution équitable des géants numériques en matière de fiscalité, de taxation et de soutien à la production culturelle en français. Il restera ensuite à les forcer à rétribuer correctement les médias et les producteurs de contenus culturels pour leurs droits d’auteur.

Dans un deuxième temps, une réflexion en profondeur s’impose sur la propriété des médias au Canada et au Québec. Nous avons constaté que les superpuissances numériques avaient provoqué des pertes d’emplois et la fermeture de certains médias ces 10 dernières années. Pour rester dans la partie, les propriétaires des médias privés ont réduit leur personnel et accéléré la concentration de la presse.

Par exemple, l’agence QMI produit dorénavant du contenu pour toutes les plateformes de Québecor, du Journal de Montréal et du Journal de Québec aux chaînes TVA et LCN, en passant par les sites TVA+ et QUB. Les animateurs et les journalistes sont engagés pour travailler sur toutes les plateformes du géant Québecor. Cela a pour conséquence une baisse générale de la qualité et affecte la diversité offerte dans ces médias.

De son côté, son rival Bell Média et la nouvelle venue Noovo cherchent à augmenter leur rayonnement en se regroupant sur de nouvelles plateformes, telles Noovo Moi. « Noovo Moi et Noovo.ca, ça n’a pas fini de grandir », précisait la vice-présidente Développement de contenus de Bell Médias, Suzane (avec un seul « n », insiste-t-elle) Landry. Outre les chaînes de télévision payantes, VRAK, Investigation, RDS #1 et #2, Canal Vie, Canal Z, Canal D, Elle fictions et MAX, on découvre maintenant une intégration de toutes ces chaînes dans l’écosystème, propriété de Bell Média. Attention, Bell est une entreprise qui est là pour gagner.

Refonder les médias d’information

Je lance l’idée: pourquoi ne pas profiter de cette conquête de nos territoires par les superpuissances numériques pour travailler à une refondation des médias afin qu’ils soient au service du public et non à celui de leurs propriétaires ? Pour opposer à l’opacité des géants numériques, la transparence de nos médias et un journalisme responsable de qualité?

Le défi est de taille, j’en conviens. Mais nous savons déjà que les moins de 35 ans s’informent désormais principalement par le truchement des médias sociaux. Ma généra- tion disparaîtra. Les moins de 35 ans ne possèdent pas de télévision, mais un ordinateur, une tablette ou un appareil mobile. Ils désertent et boudent même les médias traditionnels. Ce sont les algorithmes des superpuissances numériques qui gèrent la circulation de l’information pour eux.

Nous risquons réellement de perdre la prochaine génération de citoyens et de citoyennes en la laissant entre les mains des géants numériques. Pour l’avenir de la francophonie en Amérique du Nord, l’effet sera également très important.

Refonder les médias d’information consiste aussi bien à favoriser l’amélioration des médias existants qu’à soutenir la création de nouveaux. Penser à de nouveaux modèles de propriété. Nous pouvons aller plus loin – l’équipe de CN2i [la coopérative qui a repris les six quotidiens du Groupe Capitales Médias, ndlr] a poussé l’audace au prix de grands sacrifices. À nouveau, citons L’ information est un bien public : « La crise des médias et la défiance des citoyens envers l’information grandissent chaque jour et notre conviction est que cette situation n’a rien d’inéluctable. La confiance peut être regagnée en traitant le problème à la racine : la propriété des médias. »

Utopie? Qui avait prévu que des modèles coopératifs, d’OBNL, de groupes de soutien aux médias existeraient un jour au Québec? Le fatalisme n’est pas une option. Et si les propriétaires privés demeurent dans ce nouvel écosystème de médias, il devient incontournable de les inciter à bâtir une relation de confiance avec les citoyens et citoyennes. À cet égard, nous sommes en déficit démocratique et on constate à l’heure actuelle un manque de confiance envers les médias. La société québécoise compte de trop nombreuses personnes qui se considèrent impuissantes face aux élites et au pouvoir – pouvoir dans lequel sont inclus les médias. Renforcer les médias en ce sens reviendrait donc à renforcer la démocratie au Québec.

Comment procéder pour les médias détenus par des entreprises privées ? Il faut les presser de définir des règles de gouvernance transparentes, en intégrant par exemple des représentants du public et des employés dans leur conseil d’administration, et les pousser à adopter des règles d’éthique communes à tous les médias. Cela suppose également d’établir un mur étanche entre les propriétaires des médias, leurs administrateurs et les salles de presse. Les propriétaires des médias ne doivent pas dicter aux journalistes ce qu’ils doivent écrire ni les inciter à pratiquer l’autocensure. « Or, les médias produisent un bien public – l’information – et ils ne devraient donc en rien être considérés comme des entreprises comme les autres », soulignent Cagé et Huet.

Plusieurs médias bénéficient déjà d’aides sur le plan fiscal, par le truchement de crédits d’impôt. On devrait en toute logique exiger quelque chose en contrepartie : plus de transparence, de nouveaux modèles de gouvernance faisant une place aux journalistes et au public, de sérieuses règles d’éthique.

Quant aux médias à venir, il faudra déployer des trésors d’imagination pour concevoir des modèles viables. Dans ce contexte, il est important de créer des fonds de dotation ou d’appuyer les fondations d’« amis » des médias.

Voilà, c’est dit, l’information est un bien public.

Le livre Les Barbares numériques d’Alain Saulnier, publié chez Écosociété, est disponible en librairie à compter du 8 février, ou sur le site Les libraires.

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Alain Saulnier
Alain Saulnier est conférencier, auteur et professeur invité (nouvellement à la retraite) au Département de communication de l’Université de Montréal, programme de DESS en journalisme. De 2006 à 2012 il a été directeur général de l’information des services français de Radio-Canada. Défenseur de Radio-Canada en tant que service public, il est l’auteur d’Ici était Radio-Canada (2014), de Losing Our Voice: Radio-Canada Under Siege (2015) et de Les barbares numériques (2022).

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