En regardant les images chaotiques des rues congestionnées du centre-ville d’Ottawa, on pourrait oublier ce qui se dresse derrière elles. Les édifices de la Colline du Parlement, qui sont le siège du gouvernement et un endroit où le premier ministre passe une grande partie de son temps, sont pourtant ce qui a attiré le soi-disant « convoi de la liberté ». Peu importe que l’édifice du Centre soit en réparation pour encore dix ans ou que plusieurs députés siègent virtuellement, c’est le caractère symbolique de l’endroit qui compte et ce qu’il représente pour notre démocratie. 

Après trois semaines de siège, le noyau dur du convoi a réussi à violer le contrat social (certes imparfait) que les Canadiens partagent depuis longtemps avec cet endroit : qu’il s’agit d’un lieu ouvert et partagé d’expression démocratique. Lorsque les vapeurs d’essence se dissiperont et que la poussière retombera, nous devrons trouver comment rétablir cette relation avec la Colline ou en réinventer une meilleure. 

Quand les édifices du Parlement ont ouvert leurs portes en 1866, ce n’était pas pour célébrer le style de vie distingué de l’époque victorienne. La région était une zone de guerre, grouillant de soldats et de milices locales, parce que le Canada venait d’être attaqué par les fenians, une organisation clandestine luttant pour l’indépendance de l’Irlande, à partir des États-Unis. Le gouverneur général n’a même pas reçu l’hommage caractéristique lorsqu’il avait ouvert la dernière session du Canada-Uni (qui a précédé la Confédération), puisque tous les canons avaient été envoyés au combat ! 

Ouverture officielle de la Colline du Parlement, à Ottawa, en 1866. Source : Ralph Greenhill. Bibliothèque et Archives Canada.

Malgré ces débuts difficiles, les bâtiments de la Colline et les vastes terrains qui l’entourent sont restés l’un des sites démocratiques les plus ouverts et les plus accueillants au monde. Il n’est pas rare de croiser un député, un sénateur ou un ministre dans la rue. L’an dernier, alors que j’étais prise dans la circulation au coin des rues Wellington et O’Connor, Justin Trudeau et son entourage sont passés devant ma voiture. « Hé les enfants, c’est le premier ministre ! », ai-je lancé. 

Il y a des séances publiques de yoga sur la pelouse de la Colline les mercredis, la relève de la garde pour les touristes en été, le spectacle des lumières en décembre, les célébrations de la fête du Canada, etc. Je me souviens d’une soirée d’hiver en 2002, quand des résidents ont accouru spontanément vers la Colline pour célébrer la médaille d’or d’Équipe Canada. Certains se souviennent encore du rapatriement de la Constitution il y a 40 ans, ou même de l’allégresse du jour de la Victoire en Europe, quand les gens ont inondé le centre-ville. 

Célébrations du Jour de la Victoire sur la Colline du Parlement, le 8 mai 1945. Source : ministère de la Défense nationale. Bibliothèque et Archives Canada.

Et oui, la Colline du Parlement est aussi là pour accueillir les manifestations de toute sorte, des marches pro-vie aux hommages aux enfants enterrés dans les fosses communes des pensionnats. Les autorités ont limité les activités du convoi aux rues entourant la Colline, mais les camionneurs ont néanmoins coupé l’accès à ce qui a toujours été un lieu de rassemblement.  

Judy Sackaney et son petit-fils Credence, 10 ans, se recueillent devant la Flamme du Centenaire, sur la Colline du Parlement, le 5 juin 2021, après avoir participé à une cérémonie en l’honneur des 215 enfants dont les restes ont été retrouvés sur les terrains de l’ancien pensionnat autochtone à Kamloops, en Colombie-Britannique. LA PRESSE CANADIENNE/Justin Tang

Nous considérons tous que l’accès à la Colline du Parlement va de soi. Pourtant, différents événements nationaux et internationaux ont peu à peu limité les mouvements autour de la Cité parlementaire. Après les attentats du 11 septembre 2001, la circulation des véhicules a été restreinte et des postes de contrôle ont été mis en place. La circulation à l’intérieur du bâtiment a été modifiée. L’attaque de 2014 contre l’édifice du Centre par un tireur solitaire a entraîné la création du Service de protection parlementaire et une hausse de la présence policière. 

Les changements liés à la sécurité publique et nationale peuvent évidemment être justifiés, mais ils nécessitent un examen indépendant et transparent. Présentement, les discussions sur l’allure qu’aura la Colline du Parlement lorsque les rénovations seront terminées se déroulent en grande partie à huis clos, et le public est à peine consulté. De nombreuses décisions sur l’aménagement sont prises à mesure que le projet avance.  

Dans un rapport non publié datant de 2020, un groupe d’architectes conseillant la Commission de la capitale nationale sur les rénovations a exprimé de sérieuses inquiétudes sur l’accès au site. Les derniers plans d’une entrée centrale pour les visiteurs, au pied des escaliers près de la tour de la Paix, entraveraient sérieusement l’espace réservé aux rassemblements. Les visiteurs faisant la queue pour entrer pourraient se retrouver au milieu d’une manifestation. 

Session de yoga sur la Colline du Parlement, à Ottawa, le 6 mai 2015. L’activité a lieu tous les mercredis, de mai à septembre. LA PRESSE CANADIENNE/Justin Tang

Les préoccupations des forces de l’ordre occupent toujours une place importante dans ces discussions, et nous devrions nous demander si l’occupation actuelle ne renforcera pas les voix de ceux qui veulent une Colline moins accessible. Si vous ne croyez pas que c’est possible, pensez à l’Australie qui a fermé la majeure partie du terrain devant le siège de sa législature après le 11 septembre, à l’exception d’une petite zone réservée aux manifestations.  

Savoir si les forces de police et le renseignement canadiens sont équipés pour faire face aux actions hautement organisées et financées par l’étranger comme celle qui se déroule présentement est une question essentielle, mais d’une tout autre nature. 

« Disons simplement que nous observons, que nous apprenons de chaque situation qui se produit et que nous nous adaptons en ce qui a trait aux plans, qui seront discutés à huis clos, pour des raisons de sécurité », a déclaré plus tôt ce mois-ci le sous-greffier de la Chambre des communes Michel Patrice aux députés présents au Comité de la procédure et des affaires de la Chambre. 

Les occupants du convoi n’ont pas que dérangé la vie des résidents d’Ottawa, ils ont déstabilisé un lieu qui est censé être celui de tous les Canadiens. Quand ils seront partis, nous devrons décider ce que nous voulons faire de cet endroit et comment nous allons le préserver.  

Une réflexion qui traine depuis longtemps tourne autour des façons d’honorer le territoire du peuple algonquin des Anishinabés, puisqu’ils n’ont jamais cédé les terres sur lesquelles se trouve Ottawa et la Colline du Parlement. En fait, la Couronne avait promis de ne pas les coloniser dans la Proclamation royale de 1763, puis lors du traité de Niagara en 1764. Les chefs anichinabés ont d’ailleurs souligné que les actions des convois qui se sont déroulées sur leur territoire étaient « inacceptables ». 

Il se passera peut-être dix ans avant qu’on puisse mesurer pleinement les conséquences du siège d’Ottawa sur la Colline du Parlement. Les rénovations pourraient être enfin complétées. D’ici là, n’oublions pas de jeter un œil sur ce qui se passe derrière les échafaudages. 

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Jennifer Ditchburn
Jennifer Ditchburn est présidente et chef de la direction de l’Institut de recherche en politiques publiques. Entre 2016-2021, elle était rédactrice en chef d’Options politiques, l’influent magazine numérique de l’IRPP. Jennifer a travaillé pendant plus de 20 ans comme reporter nationale à La Presse canadienne ainsi qu’à SRC/CBC. Elle a codirigé, avec Graham Fox, l’ouvrage paru en 2016 The Harper Factor: Assessing a Prime Minister’s Policy Legacy (McGill-Queen’s).

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