En 2006-2008, l’espérance de vie sur le territoire du CLSC Hochelaga-Maisonneuve à Montréal était de 74,2 ans, comparativement à 85 ans pour le territoire plus favorisé du CLSC Saint-Laurent. Onze années de vie séparaient les citoyens des deux territoires. Depuis lors, il est peu probable que la situation ait beaucoup changé, car ces écarts dans les conditions de vie ont la vie dure. 

Les spécialistes de la santé publique parlent d’inégalités sociales de santé (ISS) pour décrire de tels phénomènes, que l’on retrouve aussi ailleurs dans le monde. Bien sûr, la pauvreté est en jeu : partout, les personnes en situation de pauvreté courent plus de risques que les mieux nantis d’avoir des problèmes de santé et de mourir prématurément. Mais il ne s’agit pas que de pauvreté. Chaque fois que l’on gravit un échelon dans la hiérarchie des revenus et des statuts sociaux, la santé s’améliore. La santé des uns et des autres reflète leur situation sociale, selon ce que les épidémiologistes appellent un « gradient social ». Les chances de vivre en santé traduisent ainsi les inégalités sociales. Comme on dit souvent, il vaut mieux être riche et en santé que pauvre et malade. 

Compte tenu de ce lien entre statut socioéconomique et santé, qui fait consensus parmi les chercheurs depuis quelques décennies, on pourrait penser que la clé consiste à réduire la pauvreté et les inégalités. C’est en partie vrai, mais la situation n’est pas si simple. 

En principe, s’il suffisait de s’attaquer aux inégalités de revenu ou de statut social, les pays plus égalitaires devraient obtenir de meilleurs résultats. Or les pays nordiques, champions de l’égalité, ne réussissent pas davantage à contrer les ISS. C’est ce que plusieurs appellent le « puzzle » de la santé publique.  

Diverses explications ont été avancées pour résoudre ce puzzle, mais la plus plausible, proposée notamment par le chercheur suédois Olle Lundberg, rappelle que la mesure des inégalités de santé est aussi influencée par ce qui se passe en haut de la hiérarchie sociale. En bénéficiant à tous, les programmes sociaux universalistes des pays nordiques ont contribué à améliorer la santé de l’ensemble des citoyens, mais ils ont, proportionnellement, bénéficié davantage aux plus favorisés, augmentant de ce fait les inégalités sociales de santé. Mais peut-on déplorer, demande Lundberg, ce qui constitue tout de même un succès de santé publique ? 

Un scénario un peu semblable s’est produit au Québec. Selon un rapport de l’Institut national de santé publique du Québec, la mortalité prématurée (avant 75 ans) a diminué significativement entre 1989 et 2013, et ce, pour toutes les catégories de la population, faisant du Québec une des provinces canadiennes ayant les taux les plus bas. Mais la diminution a été plus prononcée chez les plus favorisés, ce qui se traduit par une hausse des inégalités sociales de santé. Il y a bien sûr un problème d’équité, mais faut-il y voir un échec ? Tous les Québécois vivent plus longtemps qu’avant. 

Les choix à faire entre des politiques qui améliorent la santé de tous et des politiques qui visent directement les plus pauvres pour atténuer les ISS posent donc des questions difficiles, d’autant plus que l’on connaît assez mal les liens entre les politiques publiques et la santé. Comme le soulignent Lundberg et ses collaborateurs dans une étude récente, il faut une évaluation fine des différentes dispositions d’une politique pour pouvoir mesurer son succès. 

Une bonne compréhension des mécanismes à l’œuvre est d’autant plus importante qu’un accent trop exclusif sur les inégalités sociales de santé peut faire perdre de vue l’ensemble de la protection sociale. Dans un livre récent Regimes of Inequality: The Political Economy of Health and Wealth ―, Julia Lynch, politologue à l’Université de la Pennsylvanie, montre de façon convaincante comment, dans les années 2000, le discours sur la réduction des ISS a souvent servi à masquer le peu d’efforts faits pour soutenir la redistribution et les services publics. 

Dans le Royaume-Uni de Tony Blair et de Gordon Brown, l’intérêt pour les ISS a surtout servi à donner un vernis progressiste au gouvernement travailliste, alors même qu’il faisait de la redistribution un véritable tabou. 

Dans le Royaume-Uni de Tony Blair (1997-2007) et de Gordon Brown (2007-2010), par exemple, l’intérêt pour les ISS a surtout servi à donner un vernis progressiste au gouvernement travailliste, alors même qu’il faisait de la redistribution un véritable tabou pour ne pas s’aliéner la classe moyenne et pour s’imposer comme alternative crédible face aux conservateurs. 

Faute de parler de hausses d’impôt ou de transferts plus généreux (sauf pour les plus pauvres et les enfants), les travaillistes se sont tournés vers les ISS et ont cherché à définir des solutions administratives multisectorielles et ciblées touchant les différents déterminants de la santé. Cette « médicalisation » de la redistribution a finalement donné peu de résultats et a débouché sur de simples encouragements à adopter des comportements individuels plus sains. 

En France, de façon similaire, l’intérêt des socialistes pour les ISS leur a permis de prôner l’amélioration de la santé des citoyens sans dépenser davantage ou même en dépensant moins pour les soins de santé. Le tabou politique, dans ce cas, c’était moins la redistribution que l’idée d’augmenter les dépenses publiques. En Finlande, l’enjeu des ISS a également détourné le gouvernement de ses préoccupations plus traditionnelles de redistribution et de réglementation des marchés, mises à mal par l’inflexion néolibérale des politiques publiques. 

Partout, l’accent sur la réduction des ISS a contribué à médicaliser et à bureaucratiser la quête de justice sociale, en éloignant la redistribution et le développement des services publics de l’ordre du jour. 

Les inégalités sociales de santé, conclut Lynch, font partie des « problèmes pernicieux » : on ne réussit ni à s’entendre sur les objectifs des politiques pour les combattre, ni à éliminer l’incertitude quant aux causes et aux solutions. Il ne s’agit pas dignorer ces inégalités, qui demeurent injustes, mais c’est une erreur d’en faire l’alpha et l’oméga des politiques sociales. À tout prendre, il vaut mieux miser sur des politiques connues de redistribution et de développement des services publics, qui améliorent directement les conditions de vie et la santé de l’ensemble de la population, tout en demeurant vigilant afin de minimiser les inégalités sociales de santé qui persistent. 

Photo : Shutterstock / Laiotz


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Alain Noël
Alain Noël est professeur émérite de science politique à l’Université de Montréal. Il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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