Il aura fallu un peu plus de quatre mois aux élus suédois pour former un gouvernement après l’élection législative du 9 septembre dernier. Dirigé par le premier ministre social-démocrate sortant Stefan Löfven, le gouvernement présenté le 21 janvier regroupe les députés sociaux-démocrates et verts, qui ensemble disposent de 115 des 349 sièges de l’assemblée législative, le Riksdag.

Pour prévaloir avec une si petite minorité, le nouveau gouvernement compte sur la coopération de trois autres partis, qui ont convenu de s’abstenir lors des votes de confiance : le Parti du centre (31 sièges) et le Parti libéral (20 sièges), habituellement associés au bloc de centre droit, et le Parti de gauche (28 sièges), qui se joignait auparavant à la coalition de centre gauche.

Le premier ministre Löfven tire ainsi parti de la pratique suédoise du « parlementarisme négatif », qui considère les abstentions comme un soutien au gouvernement. Ainsi, lors du vote de confiance du 18 janvier, la nouvelle coalition n’a obtenu que peu d’appuis (115 votes en faveur et 153 contre), mais le total des oui et des abstentions (196) dépassait clairement celui des votes négatifs. Le gouvernement social-démocrate/vert pouvait donc aller de l’avant.

En apparence, ce gouvernement semble s’inscrire dans la continuité, puisqu’il reconduit, à un parti près, la coalition qui était au pouvoir de 2014 à 2018. Mais une ligne a été franchie, qui transforme la vie politique suédoise.

En dépit d’une multiplicité de partis typique des systèmes électoraux proportionnels, les alignements partisans sont en effet demeurés ordonnés et prévisibles en Suède, avec un bloc de gauche cohérent (sociaux-démocrates, verts et Parti de gauche) qui faisait face à un bloc de droite tout aussi stable (modérés, centre, démocrates-chrétiens et libéraux). Le soir de l’élection, il suffisait de faire deux petites additions, une pour la gauche et une pour la droite, pour savoir qui allait gouverner.

C’est la montée du Parti des démocrates suédois, un parti populiste de droite opposé à l’immigration (62 sièges en septembre 2018), qui a changé la donne. Au départ, tous les partis s’entendaient pour ne pas collaborer avec ce nouveau venu aux antécédents néonazis. Mais les progrès de ce parti ont rendu plus compliquée la constitution des coalitions habituelles, d’autant que les deux grandes formations, les sociaux-démocrates et les modérés, ont perdu pas mal de terrain. Le 9 septembre, le parti de Stefan Löfven n’a obtenu que 28,3 % des voix, son plus bas score depuis l’instauration du suffrage universel masculin en 1911, et les modérés d’Ulf Kristersson sont tombés à 19,8 %.

Dans les circonstances, la question d’une alliance de la droite avec le Parti des démocrates suédois se posait de plus en plus, et elle a contribué à faire éclater le bloc de centre droit, les centristes et les libéraux s’étant formellement engagés à rejeter une telle possibilité. Après de longues négociations, ces deux partis centristes ont fini par se rallier aux sociaux-démocrates et aux verts, en convenant de s’abstenir pour les laisser gouverner.

À première vue, cette fissure dans l’unité de la droite peut apparaître comme une victoire pour Löfven, qui fragmente ainsi le bloc de ses opposants de centre droit. Mais cette victoire a un prix. Pour convaincre les deux petits partis de centre droit de le laisser gouverner, Löfven a dû accepter plusieurs de leurs conditions. Et ces conditions –libéralisation du marché locatif, remise en question de l’ancienneté des salariés, suppression de la tranche la plus élevée de l’impôt sur le revenu, abandon de réformes visant à limiter la part du privé dans l’éducation et la santé, par exemple – tirent le gouvernement vers la droite, et elles risquent de mettre un terme à la volonté sociale-démocrate de restaurer le modèle suédois.

Abandon de la priorité au plein emploi, dérèglementation des marchés financiers, ouverture au privé dans la santé, les services sociaux et l’éducation, réforme des retraites, baisses d’impôt pour les entreprises et les particuliers, la Suède n’est plus ce qu’elle était.

C’est que la Suède a beaucoup changé depuis 30 ans. En 1991, la coalition de centre droit a pris le pouvoir pour la première fois en 60 ans. Le gouvernement de Carl Bildt n’allait durer que trois ans, mais son passage aux commandes inaugurait une ère de réformes libérales, menée tant par les gouvernements de centre gauche que par ceux de centre droit, qui ont altéré graduellement les contours du modèle suédois.

Abandon de la priorité au plein emploi, dérèglementation des marchés financiers, ouverture au privé dans la santé, les services sociaux et l’éducation, réforme des retraites, baisses d’impôt pour les entreprises et les particuliers, la Suède n’est plus ce qu’elle était, note le sociologue Göran Therborn. Un tiers des visites médicales se fait maintenant dans le secteur privé, et un adolescent sur quatre fréquente une école secondaire privée.

En 2002, le 1 % le plus riche possédait 18 % des actifs du pays ; en 2017, sa part a monté à 42 %. Les inégalités de revenu ont également augmenté, comme le montre la figure ci-dessous, qui compare l’évolution de la Suède à celle du Canada.

La Suède demeure toujours plus égalitaire que le Canada, mais l’écart entre les deux pays s’est rétréci, et c’est surtout la Suède qui a changé.

Elle constitue encore un pays progressiste, comme le montrent son ouverture aux réfugiés, ses politiques sur le climat ou son budget d’aide au développement. Mais les assises du modèle suédois sont dorénavant plus fragiles et les résultats moins remarquables. Le nouveau gouvernement Löfven, fortement minoritaire et à la merci de partis ancrés au centre droit, ne sera guère en mesure de relancer le projet social-démocrate.

Photo : Le premier ministre de la Suède Stefan Löfven et des membres de son nouveau gouvernement devant le parlement à Stockholm, le 21 janvier 2019. Jessica Gow / TT / La Presse canadienne.


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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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