En février dernier, la Chambre des communes rejetait un projet de loi visant à rétablir de manière permanente le questionnaire long du recensement. Si les partis de l’opposition ont voté en faveur du projet, ce sont les députés conservateurs qui l’ont fait rejeter, ne voulant contraindre les Canadiens à répondre à des questions qu’ils jugent intrusives.
Le choix du gouvernement Harper, en 2010, de rendre facultatif le questionnaire long a suscité tout un débat. Mais au-delà de l’incidence de cette décision sur les coûts de collecte et, avant tout, sur la qualité des données, peu de place a été accordée au fait que le recensement relève du bien commun et, plus particulièrement, aux fondements civiques de ce bien commun.
Sans aucun doute, de nombreux Canadiens appuient le choix du gouvernement. Mais à une époque où la grande majorité d’entre eux partagent abondamment des renseignements personnels sur Internet, alimentant ainsi d’immenses bases de données privées, la question doit être posée autrement : comment concilier la grande transparence qui caractérise notre existence numérique et la pudeur face au recensement que défend le gouvernement conservateur ?
Deux arguments peuvent être avancés ici : nous acceptons de partager des renseignements personnels quand nous n’y sommes pas contraints et lorsque nous pouvons en retirer un bénéfice. Autrement dit, nous faisons le choix de payer certains services en fournissant des informations. Ces deux éléments, choix et échange de services, méritent que l’on s’y attarde.
Le partage de renseignements sur le Web, que ce soit par Google ou Facebook, l’achat en ligne ou d’autres transactions financières, n’est vraisemblablement ni éclairé ni libre. D’abord, les usagers connaissent peu les cadres d’utilisation des informations fournies et ne peuvent donc faire des choix éclairés.
Le caractère libre du partage est lui aussi discutable. Les sites de navigation et de réseautage sont devenus des outils de recherche et des vecteurs de socialisation qui font maintenant partie de notre quotidien. Leur utilisation est de plus en plus incontournable. On peut probablement en dire autant des services financiers par Internet, qui constituent un rouage important de notre système économique.
Malgré tout, certains irréductibles refusent les services offerts par Facebook et autres Google. Ces réticences peuvent s’expliquer par une pudeur numérique, la prudence de ne pas rendre public ce qui pourrait nuire plus tard. Elles reposent surtout sur la crainte — certes légitime — que les renseignements personnels soient utilisés de façon maligne (vol d’identité, fraude, etc.).
Des craintes similaires alimentent d’ailleurs la méfiance envers un gouvernement utilisateur de données, un Big Brother qui ne serait pas toujours apte à distinguer l’utilisation appropriée des données de leur usage partisan et despotique. Des scandales récents (l’affaire Snowden et WikiLeaks, notamment) ainsi que les débats suscités par les droits et responsabilités des gouvernements dans la lutte au terrorisme témoignent de l’importance et de la complexité du problème.
Bien que compréhensibles, les appréhensions de certains Canadiens face au recensement semblent peu fondées lorsque l’on considère la relative banalité des renseignements demandés et que l’on prend conscience des dispositifs de collecte, d’entreposage et de distribution des données censitaires. D’importantes précautions sont prises par Statistique Canada pour assurer la confidentialité et la protection des données. Ces pratiques sont assurément plus transparentes et mieux régulées que celles des entreprises privées qui colligent d’immenses bases de données -personnelles.
En ce qui a trait à l’échange de services, nombreux sont les Canadiens qui considèrent que le partage de renseignements personnels est compensé par les avantages qu’ils en retirent. Passant par-dessus leurs craintes et les risques, ils profitent des services offerts par des moteurs de recherche, des sites de réseautage et des institutions financières.
Comme il est souvent rappelé dans ce débat, le recensement rend aussi service. De fait, son objectif est « d’appuyer la planification, l’administration, l’élaboration des politiques et l’évaluation des activités de tous les ordres du gouvernement » (Statistique Canada). En rassemblant des données complètes, le recensement offre un portrait socioéconomique du Canada et de ses nombreuses communautés. Les informations recueillies permettent de mieux comprendre l’évolution de la population et de prendre des décisions éclairées, de calibrer des politiques et d’acheminer des ressources là où elles sont le plus nécessaires. Ainsi, tous les Canadiens en bénéficient, que ce soit directement, en profitant de programmes qui les concernent, ou indirectement, par l’optimisation des dépenses publiques.
En ce sens, le recensement peut être considéré comme un bien commun. On peut faire le rapprochement avec l’éclairage public — l’exemple le plus souvent utilisé pour parler du bien commun — en ce que le recensement permet « d’éclairer » les tendances socioéconomiques qui marquent le pays.
La question du financement des biens communs a fait l’objet de -longues réflexions. Lorsque la contribution des bénéficiaires est volontaire, plusieurs d’entre eux, appelés « passagers clandestins » (désignant ceux qui profitent de certains avantages sans participer à l’effort), refuseront de la verser. Dans le cas du recensement, les passagers clandestins sont ceux qui choisissent de ne pas répondre au questionnaire (pour quelque raison que ce soit). Or ils diminuent la valeur du recensement en sabotant la représentativité de l’échantillon.
Pour éviter la « tragédie des biens communs » (un terme qui évoque les conséquences néfastes d’une utilisation de biens communs motivée uniquement par l’intérêt individuel), les communautés et les gouvernements institutionnalisent des normes et des règles qui incitent les citoyens à faire leur « juste part », et découragent les comportements de passagers clandestins. Jusqu’au recensement de 2011, cette régulation reposait sur l’obligation légale, sous peine d’amende, de répondre au questionnaire long du recensement. D’une certaine manière, le gouvernement s’accordait un devoir d’ingérence dans la perspective du bien commun.
Mais depuis que la participation est devenue volontaire, plusieurs ont fait le choix du passager clandestin. Or la qualité des données de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 se trouve considérablement réduite par rapport à celle du questionnaire long du recensement de 2006, qui était encore obligatoire. Près du tiers (31,4 p. 100) des citoyens abordés ont choisi de ne pas y répondre, tandis que le taux de participation était supérieur à 90 p. 100 jusqu’en 2006.
Pour certains, cette perte de qualité est compensée par les gains en termes de respect du libre choix. Cependant, si le choix est désormais libre, il n’est certes pas convenablement éclairé. Nous pouvons raisonnablement affirmer que peu de répondants potentiels ont une connaissance suffisante des utilisations et des utilités du recensement pour faire un choix éclairé.
On peut comprendre que l’idée de forcer la participation au recensement crée un malaise, mais les Canadiens ont des responsabilités envers eux-mêmes. Autrement plus désagréable, la déclaration de revenu pour fins d’impôt n’est pas remise en question, ou bien peu. Malgré des réserves quant aux dépenses publiques et malgré tous les efforts d’évitement, la grande majorité des Canadiens comprennent que leurs impôts et taxes leur permettent de bénéficier de services essentiels.
Une campagne d’information devrait faire comprendre aux Canadiens l’importance et l’utilité des données de recensement.
Dans l’état actuel des choses, il n’est guère probable que le gouvernement revienne au questionnaire long du recensement et à son caractère obligatoire. Mais si on laisse aux citoyens le choix de participer, ce choix devrait être mieux éclairé. En se faisant le défenseur de la liberté, le gouvernement conservateur a, indirectement, soulevé des doutes mal fondés sur la pertinence et la confidentialité du recensement. Si le choix est devenu libre, il s’est obscurci.
À défaut d’apporter des changements à la stratégie de collecte de données, plusieurs Canadiens refuseront encore de répondre au recensement de 2016. Dans l’esprit d’un paternalisme libéral, ce comportement peut être réorienté, et la participation au recensement, augmenté sensiblement.
D’abord, une campagne d’information juste et ambitieuse devrait faire comprendre aux Canadiens l’importance du recensement et l’utilité des données recueillies. Il faudrait aussi qu’ils prennent conscience des importants dispositifs de protection qui encadrent ces données. La campagne pourrait s’appuyer sur des exemples de programmes dont le bon fonctionnement repose sur les renseignements fournis par le recensement. Elle pourrait aussi faire ressortir les économies que les gouvernements réalisent en ajustant certaines de leurs pratiques grâce à l’analyse des données de recensement.
Ensuite, la participation pourrait être encadrée fiscalement. Par principe, les retombées globales de cette mesure fiscale devraient correspondre à l’estimation des économies rendues possibles par les données de recensement. Bien qu’elle puisse être considérée comme le retour de l’amende liée à une participation obligatoire, une taxe à la non-réponse aurait l’avantage de refléter les coûts collectifs de l’abstention. La mesure peut aussi prendre la forme d’une déduction offerte aux contribuables qui ont participé au recensement.
Enfin, la solution la plus simple serait peut-être de demander à Google, Facebook et Visa de bien vouloir partager leurs informations afin de permettre au gouvernement de mieux connaître sa population… Mais ne versons pas dans le cynisme. Le gouvernement a opté pour la participation volontaire au recensement ; dans l’intérêt des Canadiens, il doit désormais veiller à assurer un choix libre et éclairé.