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La délation a une longue histoire au Canada, depuis la « Révolution du bon sens » du Parti progressiste-conservateur de l’Ontario, au milieu de la fin des années 1990, jusqu’aux programmes de prestations pour la COVID-19 administrés par le Parti libéral fédéral à partir de 2020.

Un exemple classique : en 1995, David Tsubouchi, alors ministre des Services sociaux et communautaires dans le gouvernement conservateur de Mike Harris, en Ontario, avait affirmé que la création d’une ligne 1-800 de dénonciation des fraudeurs à l’aide sociale permettrait à la province d’économiser 25 millions $ chaque année.

Les lignes téléphoniques de délation sont utilisées par la population pour signaler des activités frauduleuses

Or, les Canadiens se dénoncent mutuellement aux autorités sur la base de croyances de fraude qui se révèlent souvent fausses. Cela entraîne des résultats peu concluants et n’apporte aucune preuve de l’efficacité du système de délation. La pratique devrait être abandonnée, car elle n’est pas fiable et n’a pas d’objectif éthique précis.

Ne pas confondre délation et dénonciation

La délation et la dénonciation ne sont pas identiques. La condamnation morale de la délation, perçue comme une vengeance personnelle, contraste avec la figure héroïque du dénonciateur, un individu courageux qui se sacrifie pour le bien commun. La dénonciation est devenue une activité respectée.

Les lignes téléphoniques de dénonciation étaient autrefois les parents pauvres des incitations contemporaines à dénoncer des actes répréhensibles au sein d’une institution. Au fil du temps, la pratique de la délation s’est de plus en plus inspirée de la dénonciation pour se légitimer, mais sans système de récompense et sans possibilité de s’exprimer publiquement.

L’une des principales mesures législatives en faveur de la délation a été la Loi de 1997 sur le programme Ontario au travail. Cette loi a consacré la création d’unités de lutte contre la fraude dans tous les bureaux locaux d’aide sociale et dans tous les programmes, y compris les prestations d’invalidité, les prestations familiales, l’aide sociale générale et la réinsertion professionnelle.

Le nombre d’appels reçus a reflété dans une certaine mesure la croyance populaire face à l’étendue présumée de la fraude. En réalité, l’incidence de la fraude dans les programmes sociaux s’est avérée négligeable. La croyance en l’existence de la fraude s’est avérée être davantage une croyance dans les messages répétés du gouvernement. Elle avait peu à voir avec l’objectif économique annoncé.

La délation ouvre la porte à l’arbitraire et aux abus

Les chiffres cités par Ian Morrison, spécialiste du droit des moins nantis, sont décevants : après les deux premières années (1997-98), 26 214 allégations ont été consignées, mais seulement 0,5 % d’entre elles ont été transmises à la police. Cela a donné lieu à 36 poursuites, soit 0,001 % des appels.

Des juristes féministes n’ont pas tardé à souligner que ces lignes téléphoniques de délation étaient également « une source de pouvoir pour les hommes » parce qu’elles pouvaient être instrumentalisées par des conjoints violents utilisant la délation comme moyen de harceler leur conjointe actuelle ou précédente.

Des entretiens menés dans le cadre d’une recherche scientifique avec des travailleurs sociaux ont révélé à quel point la vérification des plaintes comportait une série de mesures intrusives, notamment un examen de plus en plus minutieux, parce que l’enquêteur ressentait une « intention » de frauder de la part du prestataire ciblé par la plainte.

Les responsables de l’admissibilité et les chargés de cas exerçant leur « pouvoir discrétionnaire » ne semblent pas avoir respecté les limites imposées par la loi et pourraient en fait s’être livrés à des actes de harcèlement en intimidant les clients à leur domicile.

L’Ontario n’est pas la seule à avoir adopté cette approche. Au Québec aussi, les visites inopinées à domicile par les enquêteurs provinciaux de l’aide sociale étaient fréquentes dix ans plus tôt.

En Ontario, à la fin des années 1990, il a été démontré que les lignes de délation n’avaient pas de raison d’être. Des chercheurs ont réussi à faire fermer la ligne de la municipalité de Sudbury en réfutant les prétentions exagérées d’économies et en exposant les coûts humains pour la communauté.

D’autres ont constaté que les lignes de délation étaient utilisées pour formuler toutes sortes d’allégations sans fondement, la plupart n’ayant rien à voir avec la fraude. Au contraire, la vindicte populaire, les ragots et les stéréotypes raciaux sur les « reines de l’aide sociale » ont incité des informateurs à surestimer la valeur des informations qu’ils fournissaient. Il est raisonnable de conclure que plus la délation était détaillée et exagérée, plus elle était motivée par des raisons très personnelles.

La délation ne devrait jamais être considérée comme un devoir civique

Après la crise financière de 2008, les dénonciations spécifiques à un domaine ont pris de l’ampleur. En 2014, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a encouragé la dénonciation de l’évasion fiscale internationale et n’a offert de récompenses motivantes qu’à ceux qui renonçaient à leur anonymat et s’identifiaient de manière confidentielle.

Les fortes incitations et les protections renforcées pour les personnes prêtes à dénoncer continuent à se développer. En Ontario elles incluent maintenant les régimes de retraite.

Au printemps 2020, le pays a été le théâtre d’une prolifération de lignes de délation liées à des violations supposées des mesures sanitaires relatives à la pandémie. Un effet de mode a fait en sorte que les allégations « collaboratives » sont apparemment devenues un devoir civique.

L’Association canadienne des libertés civiles, dans son évaluation de l’approche des gouvernements canadiens face à la pandémie, a signalé que des lignes de dénonciation pouvaient être trouvées partout au pays. Les préoccupations allaient de la distanciation physique aux prix excessifs, en passant par le port du masque et les rassemblements publics.

La propension à dénoncer les violations locales des règles de distanciation a évolué vers une habitude déjà observée pour les bénéficiaires de l’aide sociale, et trouvé de nouvelles cibles : les soi-disant bénéficiaires illégitimes des prestations fédérales administrées par l’Agence du revenu du Canada.

La délation permet rarement d’atteindre les objectifs financiers visés

L’ARC disposait déjà d’un programme de délation destiné aux fraudeurs fiscaux, qu’elle a mis à jour en 2020. Les « tuyaux » ont afflué par milliers; des preuves étaient exigées et un numéro de référence était attribué pour le suivi. (Les règles de l’ARC concernant la non-divulgation d’informations financières interdisent le partage de toute donnée sur le nombre de poursuites fructueuses.)

Pendant la pandémie, la délation sans représailles et sans preuves a finalement cédé la place à une approche reposant davantage sur les preuves, qui s’est rapprochée d’une institutionnalisation de la dénonciation.

En conséquence, la récupération des Prestations canadiennes d’urgence (PCU) et d’autres programmes de soutien a été importante, dépassant les 4,5 milliards $, en plus d’un montant de 27,4 milliards $ en « paiements qui devraient être examinés de plus près », selon des . Les rapports récents sont plus modestes, les sommes récupérées étant désormais estimées à .

Ces récupérations ne sont pas entièrement attribuables aux informations obtenues du public. Elles résultent plus souvent simplement de définitions changeantes – l’euphémisme bureaucratique est « mises à jour » – et de la confusion chez les agents de l’ARC.

Le rêve de l’ex-ministre Tsubouchi de retrouver des millions par la délation pendant les années 1990 n’est pas comparable avec la récupération des prestations après la pandémie. Mais dans les deux cas, l’information reçue sur les bénéficiaires des prestations n’est qu’une petite pièce du casse-tête.

Tout programme de lutte contre la fraude qui repose sur la délation peinera à produire des économies concrètes si tous les changements aux programmes et les défaillances sont comptabilisés ensemble et qu’il est difficile, voire impossible, de les distinguer. C’est sans compter les actions incohérentes d’employés du gouvernement qui confondent les erreurs des individus ou du système avec de la fraude.

La crise de légitimation morale de la délation se poursuit sans relâche, quelles que soient les sommes en jeu. Cela devrait nous inquiéter.

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Gary Genosko
Gary Genosko est professeur de communication et d’études des médias numériques à la Faculté des sciences sociales et humaines de l’Université Ontario Tech.

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