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Aux États-Unis, les actifs des fondations privées de charité ont été multipliés par 15 en un peu plus de 35 ans. Seulement depuis le début de la pandémie, ils ont bondi de près de 50 %.

À l’échelle mondiale, les fondations privées profitent de dispositifs fiscaux toujours plus généreux, d’un manque de transparence et de régulations laxistes. Résultat : des milliards de dollars sont multipliés à l’abri de l’impôt, privant ainsi les gouvernements de ressources cruciales pour répondre à des besoins urgents. Cette farce caritative, aussi présente au Canada, dure depuis bien trop longtemps.

Un deal fiscal qui ne fonctionne pas

Les fondations prennent des formes et des appellations différentes d’un pays à l’autre mais leur régime fiscal se résume généralement aux mêmes trois composantes : un cadeau d’impôt pour le fondateur, un congé d’impôt pour la fondation, et une obligation de redistribution charitable, souvent minimale, pour la fondation.

Au Canada, où le régime fiscal des fondations est l’un des plus généreux au monde, les dons des particuliers peuvent bénéficier d’un crédit d’impôt allant jusqu’à 53 % de la valeur du don, la fondation est exonérée d’impôts et elle ne doit consacrer chaque année que 5 % de la valeur de ses actifs à des fins caritatives.

Les finances publiques sont gravement pénalisées par ce système, car il faut près de 35 ans, mes estimés, avant que la valeur des actions caritatives effectuées par les fondations dépasse celle des avantages fiscaux dont bénéficient la fondation et son fondateur. Pour les dons de titres cotés en bourse, ce délai se prolonge à environ 100 ans parce qu’en plus de la déduction ou du crédit d’impôt pour don, le donateur bénéficie également d’une exonération de l’impôt sur le gain en capital.

Les dons de titres cotés en bourse sont particulièrement courants au Canada. Depuis 2020, ils représentent 12 % des dons, totalisant plus de 6 milliards $, transformant ainsi le « deal fiscal » de la charité en un véritable piège pour les finances publiques. En revanche, les dons de terres écosensibles et de biens culturels qui bénéficient également d’avantages fiscaux bonifiés, demeurent nettement moins significatifs, représentant moins de 1 % de la totalité des dons.

Influencer l’utilisation des fonds publics

Le Canada n’est pas un cas isolé. Aux États-Unis, les fondations privées, qui bénéficient d’un régime fiscal similaire, ont accumulé des actifs totalisant 1500 milliards US $ en 2024. Pour mettre ce chiffre en perspective, 1500 milliards $ pourraient financer la construction de logements sociaux pour 6 millions de familles à un coût de 250 000 $ par logement, ou encore financer 60 millions d’années d’études universitaires à raison de 25 000 $ par an. En comparaison, les paradis fiscaux hébergent actuellement entre 2900 et 3400 milliards $ US (soit 10 à 12 % du PIB américain).

Si ce dernier chiffre est déjà préoccupant, celui des 1500 milliards $ US piégés dans les fondations privées pourrait l’être davantage. En plus d’offrir des avantages fiscaux comparables, voire supérieurs à ceux des paradis fiscaux, le régime fiscal actuel permet aux fondations privées et à leurs fondateurs d’exercer un contrôle disproportionné sur des enjeux sociaux qui devraient être sous la responsabilité de l’État. Finalement, ces fondations et leurs fondateurs bénéficient d’une imposition faible, voire inexistante, tout en s’appropriant un pouvoir qui devrait relever du domaine public.

Dans les pays du G7, la richesse des fondations totalise environ 2000 milliards $ US, un chiffre qui pourrait atteindre 3000 milliards $ US au niveau mondial (mes estimés). À elles seules, les 10 plus riches fondations privées de charité au monde détiennent un patrimoine combiné de près de 500 milliards $ US. Et la popularité grandissante des fondations semble loin d’avoir atteint son apogée. Dans son rapport Fiscalité et philanthropie de 2020, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) mettait en lumière « l’importance croissante qu’ont prise les grandes fondations philanthropiques a mis en exergue l’influence que peuvent exercer les généreux donateurs sur l’utilisation de l’argent des contribuables»

Quête de perpétuité

En théorie, les citoyens pourraient se réjouir de voir cette fortune destinée à la charité. En réalité, cependant, ils n’en profitent pas. Ces trillions sont pour la plupart conservés à perpétuité, conformément au désir des fondateurs. Ce qui finance réellement les actions caritatives, c’est le rendement généré par cette fortune, laissant le capital intouché.

Au Canada, la Fondation Chagnon illustre cette dynamique : elle a démarré avec un don de 1,4 milliard $ et ses actifs ont atteint 2,1 milliards $ au 31 décembre 2023. Même en 2020, lors de la première année de la pandémie, elle n’a alloué que 3 % de son capital et moins de 50 % de ses revenus à des fins charitables. La situation est encore plus préoccupante avec la Fondation MasterCard, démarrée en 2005 et aujourd’hui dotée d’actifs s’élevant à près de 42 milliards $ US. Grâce à un arrangement spécial avec l’Agence du revenu du Canada, cette fondation a bénéficié d’une « pause de charité » de 15 ans, retardant ainsi ses obligations de redistribution.

La perpétuité est un idéal vieux comme le monde. Dès l’Égypte ancienne, où l’idée de survie après la mort se traduisait par la construction de temples à l’attention du défunt, des structures financières étaient mises en place pour assurer que ces immeubles seraient préservés pour toujours. Les fondations ont évolué depuis des millénaires, mais pour la plupart, le but reste le même : la recherche de la perpétuité.

Réformer la fiscalité des fondations pour qu’elles jouent leur rôle

Alors que les inégalités se creusent, la charité est plus que jamais indispensable et nécessite une fiscalité efficace pour jouer pleinement son rôle. Cependant, l’un des principaux freins à une réforme du régime fiscal des fondations est qu’elles ont généralement la faveur du grand public.

Pourtant, leur relation avec les citoyens et les gouvernements n’a pas toujours été harmonieuse.

Dans les années 1960, le gouvernement américain a créé la Commission Patman, dénonçant le manque de transparence et les abus des fondations. Des règles strictes ont été instaurées, obligeant les fondations à consacrer au moins 6 % de leur dotation annuellement à des fins charitables, un pourcentage réduit à 5 % en 1976. Rétablir l’obligation de distribution au-delà de 5 % de la valeur des fondations permettrait de stimuler une utilisation des fonds plus rapide et efficace.

Les incitatifs fiscaux accordés aux fondateurs devraient aussi être diminués graduellement. L’instauration d’une forme d’imposition sur les rendements des fondations, présente dans plusieurs pays incluant les États-Unis, pourrait également être envisagée. Le taux américain de 1,39 % reste cependant insuffisant pour produire un impact significatif sur l’efficacité du régime fiscal.

Ces ajustements sont possibles, d’autant plus que les fondations peuvent difficilement brandir la menace d’exil face à un resserrement des règles fiscales. Si un déménagement causait la perte de la résidence de l’organisme de bienfaisance au Canada, cela pourrait entraîner la révocation de son enregistrement, puis la distribution des actifs à des donataires admissibles (les organisations étrangères sont exclues).

Les fondations privées, par la taille démesurée de leurs actifs et l’ampleur des avantages fiscaux dont elles et leurs fondateurs bénéficient, sont devenues une véritable anomalie dans le système fiscal mondial. Tant que les gouvernements continueront de laisser ces structures opérer dans ce cadre fiscal inefficace, le fossé entre les philanthropes et les besoins réels de la société ne cessera de se creuser.

Seule une réforme radicale de la fiscalité des fondations pourra garantir que la richesse privée soit enfin mise au service de causes publiques, plutôt que de renforcer un système de privilèges camouflés en charité.

Avec remerciements au professeur Abderrahmane Djaballah pour la révision des calculs de valeur actualisée.

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Brigitte Alepin
Brigitte Alepin enseigne la fiscalité à l’Université du Québec en Outaouais. Elle est l’auteure de nombreux livres, ouvrages et elle a scénarisé et coscénarisé des films.

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