Les mutations médiatiques liées à l’ère numérique ont transformé notre façon d’accéder à l’information et de participer à la sphère politique. On constate un éclatement des préoccupations des gens, et le milieu politique y répond comme il le peut, mais en contribuant souvent davantage à segmenter la population en clientèles électorales. La notion de bien public s’en trouve alors étiolée, chacun cherchant son compte dans des promesses ciblées.

L’accès à l’information

La principale source d’information politique des citoyens a longtemps été la télévision. Le bulletin de nouvelles offrait quotidiennement aux téléspectateurs l’essentiel de ce qu’il fallait savoir pour être au fait de l’actualité. Puis vinrent les chaînes d’information en continu et la démocratisation d’Internet qui transforma complètement l’accès à l’information. Alors que la télévision demeure une source d’information importante, l’enquête NETendance 2020 de l’Académie de la transformation numérique témoigne d’une tendance lourde qui voit les citoyens se diriger davantage vers les sources en ligne. Un rapport similaire indique que cette tendance est d’autant plus marquée chez les jeunes. Une grande partie de ces sources s’avère fiable, notamment  les plateformes numériques des grands médias, qui reprennent en ligne ce qu’ils ont diffusé dans leurs canaux traditionnels, y ajoutant même un contenu exclusif qui correspond aux grands standards journalistiques et qui offre une couverture approfondie pour les plus curieux, notamment lors des campagnes électorales. On retrouve également de plus en plus de médias de renom qui ont délaissé les formes traditionnelles pour se consacrer uniquement aux plateformes numériques.

Même s’il est facile d’accéder en tout temps à une information de qualité, encore faut-il se tourner vers des plateformes fiables, en dehors desquelles on risque de rencontrer davantage de billets d’humeur ou de fausses nouvelles.

Malgré l’ampleur du phénomène, de nombreuses mesures sont prises pour contrer leur propagation, notamment sur les médias sociaux eux-mêmes et grâce à des équipes spécialisées au sein des grands médias qui se consacrent à leur décryptage.

Le problème ne se situe donc pas au niveau de la qualité du contenu informationnel, mais plutôt dans la dynamique de l’exposition au contenu. En délaissant le bulletin de nouvelles, les citoyens ratent l’occasion d’avoir accès à un résumé de l’actualité qui est susceptible de toucher la  société dans son ensemble, pour aller vers une information à la carte, suivant leurs intérêts individuels. Face à son fil d’actualité, l’internaute voit maintenant s’entremêler des fausses et des vraies nouvelles qui tendent à renforcer ses propres dispositions, tout en risquant de passer à côté de sujets d’une grande importance collective qui ne suscitent pas son intérêt immédiat. Il est donc de plus en plus difficile d’instaurer un dialogue entre personnes éclairées, puisqu’elles ne s’informent pas au même moment, ni sur les mêmes sujets.

Cet éclatement des références informationnelles est exacerbé par deux phénomènes, le premier étant le biais de confirmation, soit l’attention sélective qui conduit quelqu’un vers des informations qui confirment ses opinions, et qui le pousse à ignorer ou sous-estimer l’importance de celles qui les contredit. Ce premier phénomène est ensuite amplifié par un deuxième, soit l’usage généralisé d’algorithmes de plus en plus sophistiqués que les sites Web, les applications médiatiques et les médias sociaux utilisent pour nous proposer de nouvelles informations en lien avec celles précédemment consultées. Ces algorithmes connaissent souvent mieux nos goûts que nous ne les connaissons nous-mêmes. Au final, au lieu d’accéder à une synthèse des sujets qui intéressent la société en général à un moment précis, le citoyen reçoit dorénavant des actualités en continu et centrées sur ses préférences.

 

 

Les chambres d’échos

La raréfaction des possibilités d’échange au sein du cercle social conduit donc naturellement à une prise de contact avec des interlocuteurs aux intérêts et aux opinions similaires. Le débat d’idées n’en est plus un, puisque les discussions à teneur politique se produisent bien souvent dans des chambres d’échos, là où le citoyen se trouve principalement en présence de personnes qui valident ses opinions et perceptions.

On assiste alors à un retranchement vers une bulle discursive. L’effet de renforcement intrinsèque au phénomène fera en sorte que même une personne très informée en viendra à penser que les interlocuteurs dont la pensée est différente de la sienne sont en proie à des raisonnements fautifs, à de la désinformation ou même à des troubles mentaux, alors que ces points de vue concurrents sont simplement le fruit de sources d’informations différentes. La plupart du temps, la conversation sera alors abandonnée, puisque considérée vaine. La notion de débat public perd graduellement de son sens, car l’altérité, qui est pourtant à la base d’un échange démocratique où chacun expose ses arguments, devient source de méfiance. Les réseaux sociaux deviennent ainsi trop souvent le lieu de diatribes et de dialogues de sourds où les insultes sont fréquentes.

L’offre partisane

L’individualisme se trouvant exacerbé par le déploiement d’une vaste offre informationnelle hyper segmentée, la notion de bien public est souvent oblitérée. Dans ce contexte, même si les partis politiques cherchent encore à proposer des mesures qui visent l’ensemble de la population pour se faire élire, ils font face à de nombreux défis et se voient contraints de cibler les groupes qui draineront le plus grand nombre de votes au moment d’aller aux urnes. Aux États-Unis, ce clientélisme est relativement conciliable, puisque la politique y demeure principalement l’affaire de deux grands partis. Des publicités sur les réseaux sociaux cibleront les électeurs qui pourraient avoir un effet décisif dans les régions clés en fonction des données numériques collectées sur leurs caractéristiques, mais surtout leurs intérêts. Le scandale de la société Cambridge Analytica fut d’ailleurs très révélateur à cet égard. Des puissances étrangères ont également usé de ces tactiques dans des attaques ciblées, comme la Russie lors de la campagne présidentielle américaine de 2016. Le Canada n’est d’ailleurs pas à l’abri de ces attaques et plusieurs mesures sont mises en œuvre pour tenter de les contrer.

Au Canada, l’offre partisane se montre plus diversifiée, et les promesses conséquemment beaucoup plus ciblées en fonction de groupes particuliers, ce qui donne parfois lieu à des bouquets de micropromesses. On retrouve toujours la publicité des partis politiques canadiens dans les médias traditionnels avec pour objectif de rejoindre le plus grand nombre, mais on constate un investissement beaucoup plus important dans les publicités diffusées dans les médias sociaux visant à rejoindre directement l’électorat qui peut faire pencher la balance. Les données collectées sur les électeurs grâce aux réseaux sociaux peuvent ainsi permettre de cibler des circonscriptions précises. Évidemment, ces efforts numériques demeurent appuyés par les méthodes de campagne traditionnelles (rassemblements, porte à porte) où seront martelés les enjeux clés les plus susceptibles de rejoindre des groupes ciblés. À cet égard, les débats télévisés sont l’occasion pour les chefs de mettre l’emphase sur les éléments considérés comme globalement plus payants en termes de votes. Il ne faut donc pas se surprendre d’y voir les politiciens faire preuve d’une grande prudence.

Le bien public

L’ère numérique nous offre l’accès à une information diversifiée et de qualité. Une personne qui veut s’informer ou qui montre un intérêt pour la chose politique y trouvera tout à fait son compte et même bien plus encore. Toutefois, il existe une limite à notre capacité de rétention d’informations et à notre vigilance pendant que nous naviguons d’une source à l’autre. Non seulement avons-nous tendance à aller vers ce qui confirme notre pensée, mais il nous est souvent plus simple d’effectuer un tri manichéen des informations subséquentes. À moins de faire un effort conscient pour s’ouvrir au dialogue, il est facile de se fermer aux opinions divergentes pour se conforter dans une bulle discursive très individualisée. Si l’on veut revenir à un dialogue démocratique fécond pour le bien public, il faudra qu’il y ait des mesures concertées pour ramener à l’avant-scène l’importance de l’échange sain et du débat d’idées, que ce soit par l’initiative des partis politiques, des médias, ou encore des milieux communautaire et scolaire.

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Catherine Côté
Catherine Côté est professeure agrégée à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ses recherches portent sur les dynamiques de communication politique et d’opinion publique, notamment le cynisme et les changements de valeurs.

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