Dans La question du Québec, le regretté sociologue Marcel Rioux affirmait que, dans la foulée de la Révolution tranquille, cette question du Québec n’était plus celle d’un groupe replié sur lui-même dans l’espace nord-américain, mais celle d’une collectivité qui, ayant pris conscience de son état d’infériorité dans l’histoire, tentait de retrouver son indépendance économique et politique.

Trois récents ouvrages publiés par VLB éditeur témoignent de la transformation de la façon de poser cette question du Québec chez les intellectuels québécois. Bernard Landry, Michel Vienne et Jacques Beauchemin, dans des ouvrages aux objets et aux ambitions fort différents, tentent de reposer la question du Québec dans un nouveau contexte socio-politique marqué par la mondialisation, la fragmentation des identités nationales et la montée de l’individualisme. Chez Landry et Vienne, c’est la posture de l’intellectuel comme défricheur que l’on retrouve. Dans les deux cas, le politicien et le journaliste-éditeur tentent de développer de nouveaux arguments en faveur de la souveraineté et d’adapter le discours nationaliste aux nouvelles réalités du pluralisme et de la mondialisation. Chez Beauchemin, c’est plutôt la figure de l’intellectuel comme héritier d’une tradition que l’on retrouve. Proche de la pensée de Fernand Dumont, Beauchemin met le lecteur en garde contre la tentation de la honte de soi et du rejet du passé qu’il croit voir à l’œuvre dans les récentes tentatives de redéfinition du projet souverainiste. Pour Landry et Vienne, le nouveau contexte mondial est favorable à la souveraineté du Québec, alors que pour Beauchemin, le discours sur le pluralisme et la démocratie qui a émergé dans la foulée de la chute du mur de Berlin fournit plutôt des armes aux opposants au projet souverainiste.

La cause du Québec est un livre dont la pertinence n’est guère évidente. Il regroupe des discours et de courtes interventions critiques de Bernard Landry dans les médias québécois sur une période qui va de la fin des années 1970 a aujourd’hui. L’ouvrage est divisé en cinq sections abordant des thèmes chers à l’actuel premier ministre : la souveraineté, le modèle québécois de développement économique et social, l’équilibre des finances publiques, le libre-échange et la place du Québec dans le monde. Malheureusement, il n’est pas fait mention du contexte dans lequel ces lettres, articles et discours ont été rédigés. De plus, bon nombre de textes sont pratiquement identiques.

L’intérêt du livre tient plutôt à la transformation graduelle de la conceptualisation du projet souverainiste que l’on décèle entre les articles qui vont de 1980 au référendum de 1995, et ceux écrits depuis le dernier référendum. Dans les premiers, c’est la dynamique du fédéralisme canadien qui est remise en cause, et en particulier l’incapacité canadienne à reconnaitre la spécificité nationale québécoise. Dans les textes plus récents, si la dimension canadienne de la question québécoise n’est pas totalement évacuée, elle occupe une place secondaire dans le discours du Premier ministre. La souveraineté est essentielle pour Bernard Landry dans un monde ou de plus en plus de décisions majeures sont prises dans des forums internationaux inaccessibles aux élus québécois. La souveraineté constitue essentiellement, dans cette nouvelle perspective, un enjeu démocratique. Selon Landry, « dans le nouveau contexte mondial, la souveraineté n’est plus seulement une question de survie, de prospérité et de rayonnement international des peuples, c’est la qualité même de leur vie démocratique qui est mise en cause par cette nouvelle donne que constitue la mondialisation » (p. 237).

Sortir le discours souverainiste de l’axe canadien est d’ailleurs l’un des principaux objectifs du livre de Michel Vienne, Souverainistes, que faire ? Dans un précédent ouvrage, Les porteurs de liberté (2001), le journaliste avait présenté les raisons qui justifiaient toujours à son avis la souveraineté du Québec. Cette fois-ci, il tente de répondre à une question relativement simple : comment relancer le projet souverainiste ?

Selon Vienne, la souveraineté est d’abord un projet qui contribuera à l’ouverture des Québécois au monde (puisqu’ils seront appelés à participer aux forums internationaux). Dans cette perspective, c’est une erreur de maintenir le projet souverainiste dans l’axe des rapports entre Québec et Ottawa. L’auteur dénonce particulièrement la tendance à mettre à l’avant-plan du discours souverainiste le projet de partenariat avec le reste du Canada. Placer le discours souverainiste dans l’axe canadien laisse croire que les différends Ottawa-Québec peuvent alimenter le mouvement souverainiste, que le projet de souveraineté n’est qu’un projet de réaménagement du fédéralisme canadien et qu’il est basé sur le ressentiment envers le reste du Canada. Vienne propose plutôt d’articuler le discours souverainiste autour de sept grandes valeurs universelles : la liberté, la responsabilité, l’identité, la citoyenneté, la solidarité, la démocratie et la confiance.

Posant la question du pluralisme identitaire sous l’angle de la liberté, l’auteur affirme entre autres que la souveraineté « nous libérera en quelque sorte du nationalisme, puisque notre identité nationale sera protégée par la frontière. Nous n’aurons plus à nous comporter comme une minorité avide de reconnaissance et cultivant ses particularismes avec jalousie pour mieux les perpétuer, au lieu de les enrichir par tous les apports extérieurs possibles » (p. 68). Cette défense de la souveraineté québécoise contra le nationalisme québécois est pour le moins paradoxale dans la mesure ou l’auteur affirme quelques pages plus loin que la culture québécoise s’est toujours alimentée de l’apport des autres cultures. Si le Québec est déjà une société civique et inclusive, la souveraineté du Québec, au nom de l’ouverture à l’autre, est-elle encore un projet justifié ?

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Agir maintenant », Vienne s’attarde à la question de la relance du principal porteur du projet souverainiste, le Parti québécois. La première tâche du Parti québécois consiste selon Vienne à proposer un nouveau modèle de développement économique et social. L’auteur, inspiré par la thèse de la troisième voie associée à Tony Blair et aux travaux du sociologue Anthony Gidiens, affirme qu’il faut rompre avec le conservatisme social-démocrate et renouer avec le discours de la responsabilité et de la liberté. Il propose ainsi de passer de l’État-providence à l’EÌtatsolidaire. Cette section de l’ouvrage est riche en concepts accrocheurs mais malheureusement pauvre en propositions concrètes. Le Parti québécois, malgré ce qu’en dit Vienne, a adopté au cours des dernières années plusieurs des principes de la troisième voie, en particulier en ce qui a trait à la responsabilité fiscale.

Finalement, le Parti québécois doit se défaire de son obsession référendaire. Dans un premier temps, il doit s’engager à ne pas tenir de référendum dans un prochain mandat et plutôt préparer la population a l’idée de souveraineté, en mettant notamment en route un processus de consultation de la société civile qui culminerait avec la rédaction de la constitution d’un Québec souverain, et en réalisant des études sur les couts de la souveraineté. Le scénario proposé par Vienne ressemble étrangement aux étapes qui ont mené au référendum de 1995.

Tout comme dans Les porteurs de liberté, Michel Vienne incite les souverainistes à rompre avec le discours de la victime et à proposer un projet d’avenir aux Québécois. Pour Vienne, « l’idée que l’on se fait de l’avenir a plus de signification que la nomenclature des événements anciens » (p. 59).

C’est d’ailleurs cette volonté des intellectuels québécois de « passer à l’avenir » en rompant avec certains pans de l’héritage franco-québécois que dénonce Jacques Beauchemin dans un livre provocant, stimulant et parfois frustrant intitulé L’histoire en trop. L’ouvrage complexe de Beauchemin a pour principal objet les tentatives récentes de redéfinition de la nation québécoise sur le mode de l’ouverture tous azimuts a l’autre et les tentatives d’évacuation d’une certaine mémoire honteuse, par certains historiens québécois. Les questions posées par Beauchemin sont toujours pertinentes et n’interpellent pas que les Québécois. Ainsi, demande-t-il, est-il possible pour les sociétés démocratiques de former des projets communs sans la présence d’un « nous » fait de mémoire et d’appartenance ? La politique de la reconnaissance ne constitue-t-elle pas un obstacle a tout projet collectif ? Est-il légitime de revisiter l’histoire en fonction des valeurs d’aujourd’hui ?

Le sociologue de l’UQAM débute en dressant un parallèle intéressant entre la période actuelle et le début des années 1960 ou, dans la foulée des réformes introduites avec la Révolution tranquille, toute une génération d’intellectuels a rejeté un passé jugé rétrograde et honteux. Beauchemin dénonce l’évacuation de la communauté franco-québécoise, ce qu’il nomme le communautarisme franco-québécois, de la pensée politique de nombreux intellectuels québécois. Il se demande s’il est toujours possible de dire « nous » au Québec et de bâtir un projet politique autour de ce même « nous ».

Dans un premier temps, Beauchemin affirme que les arguments en faveur de la souveraineté s’étiolent à mesure que disparait de la pensée et du discours politique québécois la communauté franco-québécoise dont l’histoire donne sa légitimité au projet souverainiste. Comment en effet justifier un projet qui est essentiellement porté par les francophones, quand la reconnaissance du pluralisme identitaire est devenue le pivot central du discours souverainiste ? A son avis, le nouveau sujet politique fragmenté québécois que perçoit Beauchemin donne des munitions aux antinationalistes qui se jouent des contradictions du discours souverainiste. Il affirme ainsi à propos de la posture analytique de ceux qui se font les hérauts de l’éclatement identitaire : « En reconnaissant l’hétérogénéité de la société, la rencontre de mémoires plurielles, d’intérêts identitaires divers, elle invite les détracteurs du nationalisme à l’interroger de ce point de vue : ses prétentions à l’ouverture aux autres sont-elles vérifiables ? » (P. 102). Dans un deuxième temps, Beauchemin affirme que la dissolution de l’unité du sujet politique (par exemple le sujet franco-québécois) affecte la capacité de la société de se rassembler autour d’un projet éthico politique commun. Il rejoint ici une certaine philosophie politique anglo-saxonne, entre autres les travaux de David Miller, qui fait de la présence d’une identité nationale forte un prérequis a toute forme de mobilisation collective, en particulier autour de la distribution de la richesse.

Le lecteur sortira de la lecture de l’ouvrage perplexe. Beauchemin présente une critique intéressante de certaines des tentatives de réaménagement de la nation québécoise. Il me semble qu’il a également raison de souligner la présence au sein de la population d’un fort attachement à une collectivité franco-québécoise partageant un passé commun unique en Amérique et qu’il est important de reconnaitre l’existence d’un tel sentiment. Beauchemin est ici un digne héritier de Dumont. Ce qui demeure flou, cependant, c’est la façon dont on peut concilier cette nécessité de mémoire avec l’aménagement de la diversité québécoise.

Pour Beauchemin, les demandes de reconnaissance du pluralisme identitaire se font contre l’unité du sujet québécois. Il oublie par le fait même, comme l’a démontré Will Kymlicka, que les demandes de reconnaissance sont essentiellement des demandes d’inclusion au vivre-ensemble collectif suite à des périodes d’exclusion. Dans cette perspective, les demandes de reconnaissance identitaire présentées entre autres par les minorités culturelles ne mènent pas nécessairement, il me semble, à exclure la mémoire francophone du récit historique québécois ou encore à fragmenter l’identité québécoise. Elles mènent plutôt à reconnaitre qu’il y a différentes façons de vivre notre identité québécoise.

Je suis tout de même d’accord avec Beauchemin que tant la tristesse que la beauté de notre passé doivent être assumées d’un seul tenant. Il importe de conserver la mémoire franco-québécoise entre autres parce que le projet actuel d’aménagement de la diversité ne peut se faire que si le souvenir d’une période ou l’ouverture à l’autre ne fut pas toujours la norme (et cela pas seulement chez les Franco-Québécois) demeure vivace. Il me semble également que certaines expériences étrangères récentes, en particulier celle des États-Unis, démontre qu’il est possible de conjuguer une certaine reconnaissance du pluralisme identitaire avec une forte conscience d’un destin unique.

Beauchemin conclut en affirmant que le défi de la société québécoise consiste à refonder sa communauté politique autour d’un sujet politique réconcilié qui pourrait alors se doter d’un projet de société dans lequel se retrouveraient les diverses composantes de la société québécoise. N’est-ce pas précisément là le projet de ceux qui proposent de transformer les contours de la nation québécoise ? La tentative de redéfinir la citoyenneté québécoise, par exemple, autour de symboles rassembleurs ne consiste pas seulement, comme le présente parfois Beauchemin, en la mise en place des conditions de reconnaissance de tous par tous. Tout autant que du projet de souveraineté du Québec, il s’agit, il me semble, d’un projet éthico-politique collectif qui nous incite à nous mobiliser et à débattre des valeurs devant guider notre avenir collectif, que ce soit à l’intérieur ou non de la fédération canadienne. Il s’agit d’une façon de réactualiser la question du Québec sans pour autant nier un passé qui nous offre certaines des clefs nous permettant de penser le présent.

 

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