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Les deux plus grandes villes du Canada sont des endroits vivants et exaltants. Toronto et Montréal offrent chacune des arts de la scène de niveau mondial, de nombreuses universités de recherche, des scènes culturelles dynamiques et diversifiées, et une cuisine de qualité. Mais au-delà de ces réalisations, deux histoires très différentes se sont déroulées au cours des dernières décennies. L’une pour le meilleur, l’autre pour le pire.
Ces différences se résument en grande partie à une gouvernance incohérente à l’échelle régionale. Les gouvernements provinciaux de l’Ontario et du Québec ont compétence exclusive pour mettre en place des structures qui visent à améliorer la gouvernance de leurs régions métropolitaines.
La principale différence entre Montréal et Toronto réside dans le fait que l’une dispose d’un niveau de gouvernement supplémentaire entre la municipalité et la province, alors que l’autre n’en a pas. La Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) est composée de membres de 82 municipalités du Grand Montréal. Ce n’est pas le cas de Toronto, qui est divisée en cinq mini-régions (City of Toronto, Peel, Halton, Durham et York) regroupant 25 municipalités en tout. Il n’y a pas vraiment de tissu interrégional.
Toronto disposait autrefois d’un gouvernement régional de deuxième niveau appelé Metro Toronto, qui gérait des enjeux semblables à ceux de la CMM, à Montréal : planification régionale, parcs régionaux, élimination des déchets et transports. Comme c’est le cas aujourd’hui, le Toronto d’après-guerre avait connu une croissance explosive; les besoins en infrastructures ont rapidement dépassé ce que les municipalités pouvaient fournir. Un organisme régional à vocation collective était essentiel pour assurer le succès de cette croissance. Mais en 1998, Metro Toronto a été démantelé dans le cadre de la « Révolution du bon sens » de Mike Harris, qui visait à diminuer les dépenses publiques.
Metro Toronto n’a pas été la seule victime. Parmi les autres régions métropolitaines qui ont perdu leur gouvernement de deuxième niveau, on note Winnipeg (1970) et Halifax (1995), ainsi qu’Ottawa, Hamilton et Sudbury (1999).
Ce fut une grave erreur. Andrew Sancton, professeur à l’université Western, a fait valoir qu’en permettant à des conseils locaux distincts (du municipal) de collaborer stratégiquement, les gouvernements à deux niveaux favorisent l’autonomie. Ils permettent aussi d’éviter la fragmentation des politiques. Pourtant, seuls quelques systèmes à deux niveaux subsistent au Canada, notamment Metro Vancouver, Capital Region District à Victoria, la CMM à Montréal et la Communauté métropolitaine de Québec.
Malgré le succès de ces institutions, l’opinion dominante s’oppose toujours à la collaboration interrégionale. Il suffit de penser à la récente décision d’Edmonton de se retirer d’une nouvelle commission régionale des transports, qui aurait permis d’améliorer les liaisons entre la ville et ses banlieues.
Des organes essentiels
Les organes de gouvernance de deuxième niveau demeurent essentiels à la réussite urbaine au Canada, et ce pour trois raisons.
Une condition de succès
Premièrement, les villes sont leurs propres régions: la réussite d’une ville n’est pas possible sans les autres. Toutes les grandes villes du Canada sont entourées de municipalités suburbaines et exurbaines. En raison du penchant canadien pour l’étalement urbain et de la division spatiale qui en découle entre le travail et le logement, les banlieues fournissent souvent des logements aux travailleurs qui n’ont pas les moyens de vivre en ville. À Vancouver, 24 % des travailleurs habitent à plus de 15 kilomètres de leur lieu de travail; ils sont 29 % à Montréal et 37 % à Toronto. La ville de Vancouver a même vu sa population diminuer en 2021. Cela signifie que les grandes villes et leurs banlieues et municipalités exurbaines sont liées par le marché du travail.
Alors que le Canada prévoit accueillir des centaines de milliers d’immigrants supplémentaires chaque année, la planification régionale entre les municipalités sur des questions telles que le logement, les transports et la gestion des déchets contribuera à garantir un succès mutuel.
Des services plus efficaces
Deuxièmement, certains services sont meilleurs lorsqu’offerts au niveau régional. La livraison de services par les gouvernements locaux est un débat classique, car il soulève la question des économies d’échelle : quels services sont moins chers et plus efficaces s’ils sont offerts à grande échelle, et quels services vaut-il mieux laisser aux gouvernements locaux? Pendant la période néolibérale, l’idée était que tous les services seraient plus efficaces s’ils étaient rendus à grande échelle. En réalité, dans certains cas, la fusion des municipalités s’est traduite par une hausse des coûts.
Certains services restent malgré tout plus efficaces à l’échelle régionale parce qu’ils contribuent à éliminer les frictions entre les résidents et les biens. Les transports publics en sont un bon exemple : la collaboration entre les services municipaux permet d’intégrer des facteurs tels que le paiement des billets. Les questions environnementales sont aussi par définition régionales : les rivières, par exemple, sont souvent partagées entre les municipalités.
Moins d’ingérence provinciale
Troisièmement, et c’est plus controversé, les gouvernements régionaux habilités réduisent la légitimité de l’ingérence provinciale dans les affaires municipales. Cela ne veut pas dire que les provinces ne doivent pas être impliquées, en particulier sur le plan financier : la capacité fiscale des provinces est essentielle pour atteindre les objectifs municipaux. Les provinces ont également le droit constitutionnel d’intervenir. Après tout, dans l’ordre constitutionnel canadien, les villes ne sont que des « créatures des provinces », et leurs compétences s’étendent aussi loin que les provinces le permettent.
Mais ce n’est pas parce que c’est légal que c’est acceptable. Les provinces sont naturellement des acteurs politiques responsables devant des électeurs qui demeurent souvent loin des grandes villes. Cela signifie que leurs incitations peuvent ne pas être dans l’intérêt supérieur des électeurs urbains. De nombreux députés ne sont peut-être même pas conscients des questions sur lesquelles ils votent, ou n’ont jamais marché dans les forêts urbaines qu’ils ont l’intention de raser. Le problème est que sans la direction d’un organe régional habilité, les provinces sont plus libres d’intervenir et de structurer la politique urbaine selon leurs caprices. Elles jouent en effet le rôle d’organe régional et de tissu intermunicipal.
Détruire ou préserver les espaces verts?
Les divergences entre l’Ontario et le Québec apparaissent clairement lorsqu’il est question d’espaces verts et de biodiversité. La province de l’Ontario est en train de réduire de 7400 acres (ou 30 kilomètres carrés) sa ceinture verte, l’anneau de forêts, de fermes et de cours d’eau qui entoure la région de Toronto, afin de construire des logements en banlieue. Un autre exemple est le projet de construction d’une nouvelle autoroute (la 413) qui traversera quatre des cinq régions métropolitaines. Encore plus de zones humides, de fermes, de forêts et de cours d’eau sacrifiés. Certaines municipalités sont pour le projet 413, d’autres sont contre : il n’y a pas de perspective cohérente. Maintenant, imaginez que les municipalités auraient pu se mettre d’accord par l’entremise d’un gouvernement de deuxième niveau habilité à trouver la meilleure solution…
À l’inverse, regardez la nouvelle planification de Montréal en matière d’espaces verts et de biodiversité. Lors de la COP15 en décembre, la CMM a rehaussé son engagement de protéger les espaces verts de la région de Montréal, de 22,3 à 30 %. C’est grâce à ces plans, ainsi qu’à un nouveau règlement adopté par l’ensemble de la CMM, que les municipalités de la région ont pu collaborer, élaborer des stratégies et acheter des terrains afin d’en détourner les utilisations les plus néfastes. Un autre projet, le Grand parc de l’Ouest, a nécessité une collaboration interrégionale : il traverse deux arrondissements de la ville de Montréal et quatre autres municipalités, et a été facilité à la fois par la plateforme qu’offre la CMM et les plans stratégiques qu’elle a adoptés.
L’idée que les provinces soient prêtes à céder le contrôle aux gouvernements de second niveau peut sembler farfelue dans certaines juridictions. Mais donner aux villes et aux régions les outils dont elles ont besoin pour collaborer les unes avec les autres est une solution de gouvernance urbaine qui mérite d’être explorée davantage.
Une version précédente de l’article mentionnait que l’Ontario allait réduire de 7400 hectares la ceinture verte de Toronto. En fait, c’est plutôt 7400 acres, soit environ 3000 hectares. Ou 30 kilomètres carrés.