(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Parmi les actions prises par le gouvernement fédéral pour combattre la pandémie de la COVID-19, l’une d’elles brime le droit de certains citoyens canadiens d’entrer au Canada, un droit protégé par l’article 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le lundi 16 mars, le gouvernement a demandé aux transporteurs aériens de prendre des mesures pour refuser l’embarquement vers le Canada de tout passager susceptible d’être porteur du virus de la COVID-19. Ces mesures s’appliquent à toute personne qui souhaite revenir au Canada, incluant les plus de trois millions de citoyens qui séjournent à tout moment à l’étranger.

Pour mettre en œuvre cette politique, le ministre des Transports a pris le 17 mars un arrêté d’urgence en vertu de la Loi sur l’aéronautique prévoyant que tout transporteur aérien « effectue, à la porte d’embarquement, une vérification de santé » et interdisant aux transporteurs de permettre l’embarquement d’une personne qui montre des signes et des symptômes liés à la COVID-19. Les questions que le transporteur peut poser en procédant à cette vérification proviennent d’un document de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la prise en charge des malades aux points d’entrée.

Toutefois, l’arrêté du gouvernement demande aux transporteurs aériens de poser ces questions avant que l’avion ne quitte un pays étranger.

L’arrêté est entré en vigueur tout juste après minuit le 19 mars. Depuis, deux nouvelles mises à jour de cet arrêté ont été adoptées (l’une le 20 mars et l’autre le 24 mars). La version la plus récente ne réfère plus au document de l’OMS.

Une personne visée ne peut donc « embarquer dans un autre aéronef pour une période de quatorze jours après le refus d’embarquement, à moins qu’elle ne puisse présenter un certificat médical attestant que les symptômes […] ne sont pas liés à la COVID-19 ». On pourrait refuser à cette personne d’embarquer à nouveau si elle présentait toujours les symptômes de fièvre, de toux et de difficulté respiratoires mentionnées dans l’arrêté. De plus, elle pourrait ne pas être en mesure de quitter le pays étranger 14 jours plus tard, soit parce qu’il n’y a plus de vols offerts, soit parce que le pays en question a fermé ses frontières.

L’article 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés prévoit que : « Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. » Depuis le 19 mars, les citoyens canadiens à qui est refusé l’embarquement à la demande du gouvernement fédéral ne peuvent plus exercer ce droit. L’article 6 est l’une des rares dispositions auxquelles le Parlement et les législatures provinciales ne peuvent déroger en recourant à la clause dérogatoire prévue à l’article 33 de la Charte. Toutefois, le gouvernement peut restreindre ce droit protégé par la Charte conformément à son article 1 s’il peut établir que ces limites sont raisonnables et justifiables « dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

Avant de se pencher davantage sur la constitutionnalité de cet arrêté, il est utile d’examiner d’autres lois qui répondent au type de situation à laquelle nous sommes confrontés afin d’être pleinement à même d’apprécier le caractère tout à fait exceptionnel de cette mesure.

Notons tout d’abord que l’interdiction d’entrée de citoyens canadiens n’a pas été expressément prévue par le Parlement canadien lorsqu’il a adopté la Loi sur les mesures d’urgence en 1988. Cette loi prévoit quatre types d’urgence. La « déclaration de sinistre », applicable à la lutte contre la COVID-19, autorise uniquement « la réglementation ou l’interdiction des déplacements à destination, en provenance ou à l’intérieur d’une zone désignée » au Canada, que ce soit pour un citoyen canadien, un résident permanent ou un étranger. Même dans le cas d’une déclaration « d’état de crise internationale » (un autre des quatre types de déclarations d’urgence prévues par la loi), pour faire face à un usage effectif ou imminent de la force ou de la violence, il n’est pas permis de refuser l’entrée des Canadiens dans leur pays : le gouvernement peut uniquement réglementer ou interdire le « déplacement à l’étranger des citoyens canadiens ou des résidents permanents […] ainsi que l’entrée d’autres personnes au Canada ».

Pour ce qui est de la Loi sur la mise en quarantaine, adoptée en 2005, l’une de ses dispositions confère au gouverneur en conseil le pouvoir d’interdire pour une période déterminée « l’entrée au Canada de toute catégorie de personnes qui ont séjourné dans un pays étranger ». Toutefois, une telle mesure n’est possible que s’il « n’existe aucune autre solution raisonnable permettant de prévenir l’introduction ou la propagation de la maladie au Canada », une question abordée ci-dessous.

Pour répondre à l’urgence sanitaire, le gouvernement, sur recommandation de la ministre de la Santé, a adopté en vertu de cette loi, le 18 mars, le Décret visant la réduction du risque d’exposition à la COVID-19 au Canada (mis à jour par un nouveau décret le 26 mars). Il est notable que ce décret n’interdise l’entrée au Canada qu’aux « étrangers », ce qui exclut tant les citoyens canadiens que les résidents permanents.

Pour ce qui relève de la constitutionnalité de l’arrêté, le gouvernement peut la justifier en vertu de l’article 1 de la Charte. Cependant, pour ce faire, il a le fardeau d’établir 1) que cette mesure est prise pour atteindre à un objectif urgent et réel, 2) qu’il existe un lien rationnel entre l’objectif et la mesure, 3) que la mesure constitue une atteinte minimale au droit en question, 4) que les effets de la mesure sur le droit touché ne sont pas disproportionnés comparés aux effets bénéfiques pour atteindre l’objectif de l’État.

Sans aucun doute, le gouvernement canadien peut satisfaire aux deux premières exigences de l’article 1 : protéger la santé de la population canadienne est un objectif urgent et réel et il existe un lien rationnel entre la mesure, soit l’interdiction des passagers qui montrent des signes ou des symptômes de la COVID-19, et cet objectif. Toutefois, il n’est pas certain que les deux autres conditions soient remplies.

Cette mesure est davantage qu’une atteinte minimale au droit protégé, car elle est à la fois trop large et trop restreinte. Elle cible les citoyens canadiens qui montrent des symptômes susceptibles d’être associés à la COVID-19, mais également à plusieurs autres conditions, telles que d’autres types de maladies pulmonaires infectieuses, des maladies pulmonaires non infectieuses, un rhume ou une grippe. Le gouvernement canadien demande que l’évaluation soit faite par des représentants de compagnies aériennes qui n’ont pas reçu la formation médicale pour ce type d’évaluation. Ainsi, les représentants des compagnies aériennes pourraient bien refuser l’embarquement à des citoyens canadiens qui ne sont pas atteints de la COVID-19 et accepter à bord certains citoyens qui le sont mais sont asymptomatiques. Cette politique a aussi l’effet pervers de faire en sorte que certains cachent leur condition par crainte de se voir refuser leur vol, comme l’indiquent certains reportages récents. En outre, comme l’ont noté certains critiques, le transfert de la gestion des migrations à des transporteurs privés peut accroître le risque de pratiques arbitraires et discriminatoires, comme le profilage racial.

Outre le fait que certains Canadiens pourraient avoir besoin de soins parce qu’ils sont atteints de la COVID-19, plusieurs autres pourraient souffrir de conditions exigeant l’accès immédiat à des soins médicaux et des médicaments, ce qui n’est pas toujours possible lorsqu’une personne est soudainement forcée de demeurer dans un autre pays, en particulier si ce pays fait ou fera bientôt face à une crise de santé publique.

Il existe pourtant d’autres solutions de rechange, telles que l’isolement dans un vol régulier des personnes montrant des symptômes de la COVID-19 ou l’organisation de vols spéciaux pour rapatrier ces citoyens. Ces solutions pourraient certes être coûteuses et prendre un certain temps pour être mises au point, mais cela ne devrait pas en soi constituer un motif suffisant pour brimer un droit fondamental.

Pour ce qui est d’équilibrer les bénéfices de la mesure avec son effet négatif sur les droits, le fait est qu’elle empêche des citoyens vulnérables de retourner dans leur pays. Outre le fait que certains d’entre eux pourraient avoir besoin de soins parce qu’ils sont atteints de la COVID-19, plusieurs autres pourraient souffrir de conditions exigeant l’accès immédiat à des soins médicaux et des médicaments, ce qui n’est pas toujours possible lorsqu’une personne est soudainement forcée de demeurer dans un autre pays, en particulier si ce pays fait ou fera bientôt face à une crise de santé publique. Comment une mesure qui affecte directement les plus vulnérables, et qui risque d’interdire l’embarquement de citoyens non atteints de la COVID-19 et de permettre l’embarquement d’autres qui le sont, peut-elle être considérée proportionnée ?

Compte tenu de la situation sans précédent dans laquelle nous sommes plongés, nous reconnaissons qu’il n’y a pas de solutions faciles pour assurer le retour au pays de tous les citoyens canadiens qui le désirent. Ces derniers jours, le gouvernement a pris des mesures pour rapatrier des citoyens, des résidents permanents et les membres immédiats de leur famille. Après un premier vol du Maroc, le gouvernement a étendu cette opération à plusieurs autres pays avec, notamment, des vols ayant quitté (ou qui quitteront bientôt) l’Équateur, l’Espagne, le Guatemala, Haïti, le Honduras, l’Inde, le Pérou et le Salvador. C’est une bonne nouvelle.

Toutefois, les Canadiens présentant des symptômes de la COVID-19 peuvent toujours se voir refuser l’embarquement. D’après nous, le gouvernement a l’obligation de ne pas faire obstacle au retour de ses citoyens. Avec raison, le premier ministre a lancé cet appel pressant aux Canadiens : « Si vous êtes à l’étranger, il est temps de rentrer chez vous. » Pour respecter la Charte canadienne, le gouvernement, tant par sa parole que par ses actes, ne devrait laisser aucun citoyen derrière.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Shutterstock / RTImages

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Yves Le Bouthillier
Yves Le Bouthillier est professeur de droit dans la Section de common law de l’Université d’Ottawa (Programme français). Il est coauteur, avec Delphine Nakache, de l’ouvrage Droit de la citoyenneté au Canada.
Delphine Nakache
Delphine Nakache est professeure de droit dans la Section de common law de l’Université d’Ottawa (Programme français).

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