Le premier budget du gouvernement Trudeau a été bien reçu. Baisse d’impôt pour la classe moyenne, nouvelle allocation pour enfants, rétablissement de l’admissibilité à la Sécurité de la vieillesse à 65 ans et hausse du Supplément de revenu garanti pour les personnes âgées, financement accru pour les Premières Nations, aide à la construction de logements abordables, réforme de l’assurance-emploi, retour du crédit d’impôt pour fonds de travailleurs, investissements dans les infrastructures : sur plusieurs fronts, le budget marque une rupture avec les années Harper et apparaît nettement progressiste. Le nouveau gouvernement rompt également avec l’obsession budgétaire en acceptant de faire des déficits pendant quelques années.

Ne serait-ce que pour la nouvelle prestation fiscale pour enfants, qui reconstruit un système complexe de transferts, met fin au fractionnement du revenu pour les familles et redistribue davantage vers les plus pauvres, il faudrait déjà applaudir.

Mais il y a aussi des zones d’ombre dans ce budget, des enjeux qui apparaissent moins parce qu’il ne sont pas abordés directement, mais qui sont néanmoins révélateurs des orientations du nouveau gouvernement. Ces angles morts n’ont pas beaucoup attiré l’attention, précisément parce qu’il faut se retourner un peu pour les voir.

Prenons d’abord les baisses d’impôt pour la classe moyenne. Tel que promis pendant la campagne électorale, le gouvernement Trudeau réduit le taux d’imposition des revenus se situant entre 45 282 dollars et 90 563 dollars, et il finance en partie cette baisse d’impôt au moyen d’un nouveau taux d’imposition pour les revenus qui dépassent 200 000 dollars. Cette mesure, dont le coût est estimé à 1,6 milliard de dollars par le directeur parlementaire du budget, profitera à environ 9 millions de Canadiens qui gagnent plus de 45 282 dollars mais moins de 200 000 dollars par an.

Elle n’offre cependant rien à ceux qui gagnent moins de 45 282 dollars. Alors qu’un citoyen touchant 199 000 dollars par an épargnera 679 dollars en impôt fédéral (567 dollars au Québec, compte tenu de l’abattement fiscal du Québec), un travailleur gagnant 45 000 dollars n’obtiendra pas un sou. Et alors qu’un couple de salariés avec deux revenus de 45 000 dollars ne fera aucun gain, un ménage à un seul revenu de 90 000 dollars se retrouvera avec 679 dollars (ou 567 dollars) de plus.

Il n’est pas facile de définir exactement ce qu’est la classe moyenne. Mais en suivant une étude récente de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, on pourrait considérer raisonnable de retenir les ménages dont le revenu après impôts se situe entre 75 % et 150 % du revenu médian.

Au Canada, le revenu ajusté (correspondant à celui d’une personne seule) de ces ménages se situait en 2010 entre 26 116 dollars et 52 232 dollars. Il s’agit, bien sûr, de données d’il y a cinq ans et de revenus après impôts, nécessairement inférieurs au revenu imposable. Mais on comprend qu’en commençant à 45 000 dollars, la baisse d’impôt du gouvernement Trudeau rate une grande partie de la classe moyenne réelle et profite à des ménages qui se situent bien au-delà de celle-ci.

Il est en fait très difficile de trouver une rationalité à cette redistribution vers le haut, qui s’apparente plus aux politiques prônées par Stephen Harper qu’à un virage à gauche.

Le gouvernement Trudeau s’est défendu en disant que pour les personnes gagnant moins de 45 000 dollars par année, il mettait en place une nouvelle allocation pour enfants, plus généreuse que les programmes qu’elle remplace. Mais cette prestation ne concerne que les ménages qui ont des enfants de moins de 18 ans. Or ce sont souvent les personnes seules en âge de travailler qui risquent de connaître la pauvreté. Les transferts aux familles ont bien des vertus, mais ils ne peuvent pas remédier à des iniquités introduites dans la fiscalité des particuliers.

Deuxième angle mort : le plan budgétaire ne dit rien, mais vraiment rien, des transferts aux provinces, qui accaparent tout de même près du quart des dépenses de programmes fédérales. Sur ce plan, le gouvernement Trudeau s’inscrit tout simplement dans la continuité des conservateurs, ce qui implique, par exemple, que les transferts pour la santé croîtront moins rapidement à partir de 2017-2018. On peut penser qu’il est encore tôt pour modifier les transferts, puisque le gouvernement prévoit des négociations avec les provinces. Mais, en santé comme sur d’autres questions sociales, le budget montre tout de même plus d’enthousiasme pour des initiatives fédérales directes que pour des transferts bonifiés. À ce titre, il marque bel et bien le retour au pouvoir du Parti libéral du Canada.

En matière de fiscalité des particuliers, de transferts aux provinces et de revenus de l’État, le gouvernement Trudeau se démarque moins du précédent qu’il le prétend.

Enfin, bien sûr, le plan budgétaire évite soigneusement de revenir sur les baisses d’impôt et de taxes consenties par les conservateurs aux particuliers et aux entreprises. Pour Stephen Harper, l’idée était « d’affamer la bête », c’est-à-dire de réduire durablement les capacités financières de l’État afin d’imposer une certaine retenue dans les interventions publiques. Le gouvernement Trudeau n’a pas osé réexaminer ces choix, préférant encourir des déficits pour réaliser ses objectifs.

Sur bien des plans, le budget 2016 demeure un budget de gauche. Mais ce n’est pas tout à fait un budget social-démocrate. La social-démocratie, en effet, reconnaît ouvertement la nécessité des taxes et des impôts pour soutenir l’État-providence et rendre possible la redistribution.

Pendant la campagne électorale de 2014 en Suède, les deux grands partis, sociaux-démocrates et conservateurs, promettaient d’en finir avec les baisses d’impôt afin de mieux soutenir les programmes sociaux. Ce n’est pas ce qui s’est passé au Canada. Dans le budget présenté par Bill Morneau, on trouve encore le moyen de réduire les impôts de ménages qui ont les capacités d’en payer et qui se situent bien au-delà de la classe moyenne réelle.

Pour avoir droit à une certaine sollicitude, les personnes dont les revenus sont inférieurs à 45 000 dollars par an doivent être âgées de plus de 65 ans ou avoir des enfants. Autrement, ils ne semblent pas appartenir à la classe moyenne imaginée par le nouveau gouvernement.

Le budget 2016 introduit indéniablement des progrès réels, qui expliquent les réactions initiales positives. Mais il comporte également des angles morts. En matière de fiscalité des particuliers, de transferts aux provinces et de revenus de l’État, notamment, le gouvernement Trudeau se démarque moins du précédent qu’il le prétend.

 


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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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